À l’occasion de la publication du magnifique volume Editio Minor contant l'intégrale des discours de Démosthène aux éditions Les Belles Lettres, Pierre Chiron, qui a dirigé cette colossale entreprise, nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour nous présenter le plus grand orateur de l'Antiquité : Démosthène.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Pierre Chiron : Vous m’avez fait l’honneur de me poser cette question à l’occasion de la parution de mon petit Manuel de Rhétorique. Comment faire de l’élève un citoyen, en 2018. Je contresigne ma réponse d’alors, à ceci près que – le temps passe – je suis désormais professeur émérite. En revanche, je suis toujours président de la SIBC, la société internationale qui possède et gère L’Année Philologique, base de données bibliographiques relatives à l’Antiquité gréco-latine, qui a dépassé l’an passé le million et demi de fiches.
L.V.D.C. : Quels sont les êtres, de chair ou de papier, qui ont rythmé et déterminé votre parcours intellectuel ?
P. C. : En philologie, l’influence déterminante pour moi a été celle de mon directeur de thèse, Jean Irigoin, professeur au Collège de France, à la Sorbonne et à l’EPHE, longtemps directeur de la série grecque de la collection Budé. Je lui suis particulièrement reconnaissant d’avoir maintenu à la fois sa sollicitude et son exigence à une époque où, jeune père, rédigeant ma thèse tout en enseignant dans un lycée, j’avais bien du mal à trouver du temps pour la recherche. C’était un homme énigmatique, rigoureux, précis, et attentif au mécanisme trop humain des fautes, bref, une sorte d’archétype de ce que doit être un philologue, la profession qui prend l’exact contre-pied de la tendance si fréquente aujourd’hui à croire n’importe quoi. Et ce qui est le plus surprenant pour un savant qui terrorisait les candidats au doctorat, il ne manquait ni d’humour, ni d’empathie ni même – parfois – de chaleur.
Les autres influences, pour moi, seraient plutôt littéraires, les noms qui me viennent immédiatement à l’esprit sont ceux de romanciers comme Stendhal, Giono et, dans la période récente, de Sylvie Germain ou, en anglais, Wallace Stegner, Russell Banks, Raymond Carver. Mais la liste n’est pas close. Et en philosophie, si je place Aristote, l’homme des savoirs, très haut, je lis toujours Platon, les Stoïciens et, pour la période médiévale finissante, les Mystiques rhénans. Sans exclusive. La philosophie est l’opposé d’une secte : je trouve aussi du miel chez Emmanuel Mounier ou Bernard Stiegler.
L.V.D.C. : Quel est le premier texte antique auquel vous avez été confronté ? Quelle a été votre réaction ?
P. C. : Je ne vais pas répondre directement. Il y a une sociologie du rapport au texte, qui explique bien des fluctuations de valeur. Mes parents étaient instituteurs et j’ai eu accès à l’école publique, puis au collège, puis à un bon lycée de centre-ville, à Angers, et donc au latin, puis, sur ma demande expresse, au grec, que j’ai commencé en seconde. Mais ma mère, née en 1920, et qui était à la fois une excellente élève et une pupille de la nation, pour avoir perdu son père des suites de la guerre, avait suivi la voie qui lui était permise : école primaire, école primaire supérieure, cours complémentaire. Dans ce parcours, elle n’eut jamais la possibilité de toucher aux langues anciennes. Ce qui est curieux, c’est que la mère de mon épouse, née quelques années plus tard, profita des réformes de Jean Zay et entra au lycée. Elle eut à sa portée tout l’éventail des disciplines. Tout cela pour dire que les langues anciennes, dans ma famille, avaient plutôt le parfum du luxe. Pendant de longues années, ce sillage s’est maintenu et du temps où les classes étaient hiérarchisées, les sections classiques gardaient une sorte de privilège, jusqu’à servir de prétexte aux parents désireux d’éviter les établissements socialement mélangés. Le corollaire était que les enseignants de ces sections étaient souvent triés sur le volet. Je me souviens de mon professeur de français-latin, de la sixième à la quatrième, Monsieur Logeais, qui était un tout petit homme aux lunettes épaisses d’astigmate : il était agrégé, père d’un grand nombre d’enfants et d’une précision, d’une compétence qui suscitaient moins mon admiration qu’une confiance totale. Mon amour pour la langue française et ses sources latines, il l’a solidement enraciné.
Aujourd’hui, je ne sais pas trop si des valeurs de cet ordre s’attachent encore aux langues classiques, j’en doute. C’est peut-être une bonne chose, en ce que des préjugés encombrants ont aujourd’hui disparu, mais, en tout cas pour quelqu’un de ma génération, dont les enfants ont pu encore profiter de cette formation exigeante, le rôle fondamental, au plein sens de ce terme, qu’elle peut avoir, associé à un apprentissage rigoureux de la langue française, et cela y compris pour un scientifique (mon fils est ingénieur) suscite une sorte de nostalgie…
En tout cas, pour répondre à votre question, mon premier latin sort du domaine de la mémoire épisodique, celle qui retient les circonstances de la mémorisation.
L.V.D.C. : Et votre première fois avec Démosthène ? Comment fut la rencontre ?
P. C. : Je ne saurais donner de circonstances proustiennes, mais je me souviens du choc. C’était le discours 8, Sur les affaires de Chersonèse, n° 44 dans notre classement chronologique. Le texte m’a paru encore vivant, encore en train de bouger et de palpiter, impression que j’avais eue déjà avec Homère. J’aime beaucoup d’autres auteurs grecs, mais ces deux là ont cette propriété de vous toucher immédiatement. Si l’on tente une analyse, je dirais que cette vivacité est faite d’intelligence et de surprise. L’expression est tantôt ample, symphonique, tantôt elle procède staccato, tantôt s’étend paisiblement, tantôt se fait impulsive et agressive. Et cette variété d’instruments est au service d’une dialectique implacable. Je prononce ce mot dialectique à dessein. Souvent, le discours laisse place au dialogue. Dans le discours 8, Démosthène défend la cause d’une sorte de corsaire, Diopéithès, dont les exactions suscitent des protestations à Athènes, mais dont la présence garantit à la cité une sorte de sécurité dans la zone des détroits, le Bosphore actuel, qui garantissait l’approvisionnement d’Athènes en blé face aux avancées de Philippe II de Macédoine et au risque de blocus. Permettez-moi une citation :
S’il faut en juger par la lettre qu’il vous a envoyée, Philippe assure qu’il va « tirer vengeance de ceux qui sont en Chersonèse ». Or si l’armée qui a été formée s’y trouve, elle pourra secourir le territoire et endommager l’une ou l’autre de ses positions, mais une fois qu’elle aura été dissoute, que ferons-nous s’il attaque la Chersonèse ? – Par Zeus, nous mettrons Diopeithès en jugement. – Et en quoi est-ce que cela arrangera nos affaires ? – Eh bien nous enverrions des secours d’ici. – Et si les vents nous en empêchent ? – Mais non, par Zeus, il n’ira pas ! – Qui est-ce qui nous le garantit ?
L’adversaire, ici, est réduit à quia, c’est-à-dire qu’il n’a pas grand-chose à répondre… J’ai appris depuis lors que Démosthène sait aussi être duplice, dissimulé, et que la mauvaise foi ne lui est pas étrangère, mais il a cet immense talent qu’ont aussi les plus grands musiciens : celui de laisser un silence quand il s’est tu.
L.V.D.C. : Vous publiez ces jours-ci le fruit d’une entreprise inédite en France : l’intégralité des œuvres de Démosthène, plus de mille pages grand format en un seul volume. Une telle entreprise a-t-elle déjà existé ? A commencer par l’Antiquité elle-même ?
P. C. : Notre volume fait exactement 1344 pages. Dans l’Antiquité, on ne pouvait pas réaliser une telle entreprise, car la forme du rouleau interdisait la réunion d’une telle quantité de texte. À la rigueur, on aurait pu graver le texte sur un mur de Portique, comme cela a été fait pour les œuvres d’Epicure, à l’initiative de Diogène d’Oenanda, au second siècle, dans la Turquie actuelle, et cela sans limitation de longueur, mais je ne sache pas que quiconque y ait songé pour Démosthène. En revanche, le codex – la forme de livre que nous connaissons encore –, qui s’est substitué progressivement au rouleau entre le 2e et le 4e siècle ap. J.-C., oui, le codex permettait et a permis de réunir tout Démosthène en un ou deux volumes, qu’ils soient manuscrits ou imprimés. Mais il s’agit d’énormes in-folio, pesant plusieurs kilos, que l’on doit poser sur un pupitre pour les ouvrir et les lire. Non, si l’on parle d’ouvrages relativement maniables, notre entreprise a un caractère très innovant. Une couverture rigide, du papier très fin. Je dois rendre hommage aux Belles Lettres qui, dans ce domaine aussi, ont fait un travail éditorial remarquable.
Mais l’innovation majeure de cette publication tient plutôt au fait que les textes ont été rangés, dans la mesure du possible, dans l’ordre chronologique, ce qui transforme leur succession en intrigue, intrigue un peu surprenante, car on constate que Démosthène prenait souvent le costume du logographe – de l’avocat dirait-on aujourd’hui – même au fort des crises les plus violentes sur le plan politique ou géo-politique, mais intrigue dramatique, car on voit croître le danger représenté par Philippe, et se succéder les coups de force de plus en plus audacieux, jusqu’à la défaite finale.
L.V.D.C. : Plus sérieusement pourquoi ce livre et à qui s’adresse-t-il ?
P. C. : Je commence par votre seconde question. Notre intégrale Démosthène, ce ne sont pas les aventures de Harry Potter, naturellement, ou un manga japonais, mais je suis persuadé que nous pouvons toucher un public relativement large. De cercle en cercle, celui des hellénistes, des latinistes, des historiens de l’Antiquité, des historiens tout court, des enseignants, jusqu’au cercle encore plus large de ce que l’on appelle le grand public cultivé. Si l’on ajoute les avocats, qui peuvent être intéressés par les logographies nombreuses qui figurent dans le volume, les curieux d’art oratoire, si à la mode aujourd’hui, de politique, de géo-politique, sans parler de tous ceux que la démocratie intéresse et préoccupe, à une époque où son existence, déjà rare, est menacée au sommet même des États les plus importants du monde… Je m’arrête, car vous allez m’accuser d’hybris, mais la lecture de Démosthène est instructive pour ceux qui rêvent, pour le rapport entre l’homme politique et les citoyens, d’un autre modèle que le modèle clientéliste ou commercial. À l’opposé du politicien d’aujourd’hui qui flatte son public et échange des promesses contre son vote, Démosthène bouscule son auditoire. Permettez-moi une seconde citation, c’est l’exorde du discours 13 Sur l’Organisation financière (22) :
Regardant l’argent dont nous parlons, Athéniens, et l’ordre du jour de notre assemblée, on peut adopter deux positions, dont aucune ne me paraît bien difficile à tenir. Critiquer ceux qui veulent distribuer l’argent public sous forme de subventions, c’est se faire bien voir du parti qui considère le système comme nocif pour la cité ; soutenir avec les premiers que des allocations sont nécessaires et pousser en ce sens, c’est s’attirer les bonnes grâces des gens qui ont vraiment besoin d’en toucher. En fait, qu’on approuve ou qu’on soit contre le procédé, ce n’est jamais l’intérêt de la cité qu’on a en vue ; tout dépend de la situation de chacun – s’il est dans le besoin, ou s’il est à l’aise.
En quelque mots incisifs, Démosthène fait appel à la qualité indispensable au citoyen en régime démocratique : faire passer l’intérêt collectif avant son intérêt personnel.
L.V.D.C. : Quelle est l’origine de ce projet et comment s’inscrit-il dans votre œuvre ?
P. C. : J’ai travaillé ou je travaille sur les deux versants de la rhétorique ancienne, le versant théorique avec la Rhétorique d’Aristote, la Rhétorique à Alexandre, le traité Du Style du Ps.-Démétrios de Phalère ou les rhéteurs tardifs dont je m’occupe en ce moment. Le second versant est le versant pratique. Après Lysias et Isocrate, qui m’ont beaucoup retenu, j’ai trouvé logique de répondre favorablement à la proposition des Belles Lettres et de traduire et commenter le plus grand orateur de la série des dix orateurs attiques.
L.V.D.C. : Quels sont les principes d’édition qui vous ont gouverné ?
P. C. : Nous n’avons pas fait d’édition critique. La reliure n’aurait pas tenu ! La collection Budé fournit des textes établis selon des règles scientifiques. Mais certaines de ces éditions sont déjà anciennes, la connaissance des manuscrits a progressé, et nous avons tenu à mettre à jour notre information en matière textuelle, en empruntant à des éditions plus récentes, comme celle d’Oxford, ou en revenant au texte des manuscrits quand les éditeurs nous paraissaient trop interventionnistes. Les spécialistes trouveront donc un certain nombre de notes qui leur expliqueront les raisons pour lesquelles nous ne suivons pas toujours l’édition Budé.
L.V.D.C. : Et de traduction ?
P. C. : Alors là, nous avons pris un risque, celui de traduire pour l’oreille et l’esprit d’un auditeur ou d’une auditrice d’aujourd’hui, en suivant un principe qui était déjà celui de Cicéron : traduire en orateur et non en interprète. Nous nous sommes donc écartés sciemment de la traduction de type universitaire qui vise à rapprocher le français le plus possible de la langue originale, en fait pour y donner accès. Pour le dire autrement, nous n’avons pas donné la priorité aux hellénistes. Le français a ses contraintes propres, et nous voulions par-dessus tout que nos traductions puissent être oralisées devant un public de non-spécialistes. Le défi était d’autant plus difficile à relever que Démosthène a suivi, au début de sa carrière, le modèle stylistique de l’historien Thucydide, qui recherchait une élocution austère et chaotique. En revanche, pour les grands textes de la maturité, nous espérons avoir rendu leur vie propre, leur vibration, à des morceaux de haute volée. Le lecteur jugera, surtout s’il lit à voix haute.
L.V.D.C. : Quelles ont été les difficultés et comment les avez-vous surmontées ?
P. C. : Les difficultés d’une entreprise pareille tiennent au volume de texte et d’informations qu’il s’agit de fournir d’une manière scientifiquement fondée, cohérente et accessible. Nous avons profité de la recherche la plus récente, notamment en matière de droit et d’histoire, grâce aux travaux de H. Yunis, I. Worthington, ou M. Gagarin, M. Canevaro, etc, etc. et aussi en matière d’histoire de la technique rhétorique, tous domaines qui ont beaucoup progressé depuis plusieurs décennies.
Le problème de la cohérence, puisque nous étions plusieurs à traduire, a été résolu par un cahier des charges très précis : les notices devaient suivre le même « patron » avec des rubriques obligatoires : circonstances politiques ou judiciaires, argumentaire et synopsis ou argumentaire ou synopsis, en fonction de la complexité du texte, authenticité. Le vocabulaire technique a été normalisé, et l’unité, à ce niveau, est assurée par un glossaire des termes juridiques et institutionnels. On pourra même nous accuser de redites, dans ce domaine, entre le glossaire et les notes de bas de page, mais nous tenions aussi à donner immédiatement l’information, sans obliger à interrompre la lecture.
La quantité de travail à fournir a donc été énorme, et cela à une époque où les charges des jeunes enseignants-chercheurs s’alourdissent de jour en jour. C’est la raison pour laquelle j’ai un peu augmenté ma charge personnelle, dans la mesure où je prenais ma retraite et disposais de plus de temps que mes jeunes collègues.
Et puis, il y a eu le Covid, qui a retardé la publication, non seulement par lui-même, mais en raison de ses conséquences sur le prix du papier…
Mais une fois le livre paru, les difficultés perdent de leur importance au profit de l’espoir de fournir un ouvrage utile et intéressant.
L.V.D.C. : Dans votre introduction, vous dépoussiérez notre manière de recevoir l’histoire en générale et Démosthène en particulier : en quoi cela vous a-t-il paru nécessaire maintenant ?
P. C. : Nous refusons par principe l’idée de « miracle grec », et en politique, celle d’homme providentiel. Tout un mythe s’est construit autour de Démosthène, et ce mythe fut initié par Démosthène, qui a commencé à construire lui-même sa propre statue. Ce mythe s’est développé et répandu jusqu’aux guerres européennes du 20e siècle et Démosthène a été identifié à la résistance démocratique face au despotisme, tandis que les réactionnaires l’identifiaient à l’impuissance démocratique. Certains de ses textes peuvent être lus de cette manière et le rapport au citoyen qu’on y détecte est encore inspirant. Mais il est bien plus utile, plus lucide aussi, de voir comment Démosthène se sert de ses échecs pour se donner raison a posteriori et faire porter la responsabilité de l’échec sur son public. La démocratie exige l’esprit critique bien plus que des mythes. Cela ne nous empêche pas d’apprécier, oh combien, l’instrument oratoire que Démosthène a élaboré et qui reste d’un niveau exceptionnel. Il n’est pas sûr que son éloquence ait été dans la réalité la meilleure de son temps. Il a gardé la réputation d’être incapable d’improviser. Et il est possible, probable même, qu’Eschine et Démade lui aient été supérieurs. Mais il a peaufiné son art par écrit. Personnellement, en tant qu’historien de la rhétorique, je suis fasciné par la tradition éducative qui s’est construite à partir des discours de Démosthène et qui s’est perpétuée et transmise grâce à Cicéron jusqu’aux grands orateurs classiques, l’éloquence révolutionnaire et les grands discours contemporains comme ceux de Churchill, De Gaulle ou Martin Luther King.
L.V.D.C. : Comment ces textes peuvent-ils nous permettre de comprendre le monde contemporain ?
P. C. : Ces textes émanent d’un régime, le régime démocratique, tel qu’il est apparu et s’est développé dans un contexte anthropologique très différent du nôtre. À la fois loin et proches, ils fournissent matière à réflexion. La comparaison est un des outils principaux de la vie intellectuelle. Il faut juste prendre garde aux analogies trop faciles. Il ne servirait à rien de prendre Démosthène pour modèle. En revanche, le lire, apprécier des ressources intellectuelles ou expressives subtiles, observer sa pratique de la persuasion, et parfois de la manipulation, tout cela peut nous aider, c’est vrai, à forger nos propres instruments.
L.V.D.C. : Dans le contexte de crise politique que nous traversons aujourd’hui, Démosthène a-t-il quelque chose à nous apprendre ?
P. C. : Oui, ces 1344 pages sont un concentré d’expériences politiques et judiciaires utiles, positives ou négatives, à condition, comme je le disais, d’exercer sans relâche son esprit critique.
L.V.D.C. : Si le passage par l’Antiquité est le moyen pour comprendre le monde d’aujourd’hui, pourquoi l’enseignement des langues anciennes est-il en déréliction ?
P. C. : J’évoquais tout à l’heure une formation dans laquelle l’apprentissage de la langue française était à la fois consolidé, approfondi par les langues anciennes. Tout cela prend beaucoup de temps et demande une attitude volontariste face aux enjeux de l’éducation. Aujourd’hui, le temps passé par les enfants et les adolescents devant des écrans occupe toute la place, sans parler de la capitulation de beaucoup d’adultes face à l’industrie culturelle. Tout cela constitue une mutation considérable : tout ce temps est pris sur le sport, la sociabilité réelle, et les apprentissages que l’on jugeait fondamentaux. Les conséquences paraissent devoir être énormes en termes de santé mentale, de santé tout court, de sociabilisation et de formation. Et en même temps, je ne le nie pas, les NTIC sont porteuses de promesses. Il faudra prendre ces questions à bras le corps, un jour ou l’autre. Pour l’instant – mais peut-être est-ce une question de génération – je ne vois ni prise de conscience à grande échelle, ni embryon de solution. Alors, face à l’ampleur des problèmes, la question de l’enseignement des langues anciennes passe malheureusement au second plan, même si, à mes yeux, elles pourraient faire partie des solutions.
L.V.D.C. : Pour finir par un sourire et un peu d’ironie contemporaine : à quel discours politique nos gouvernants feraient-ils bien de puiser ?
P. C. : Je suggérerais le Contre Midias et, bien sûr, le Sur la Couronne, pour mettre en garde nos politiciens contre l’égotisme, le carriérisme et les convertir à la hauteur de vues. Et par-dessus tout, pour qu’ils prennent des leçons de polémique. Le spectacle de l’Assemblée Nationale aujourd’hui offre bien peu de talent et d’esprit pour beaucoup de violence à peine verbalisée. L’invective elle aussi demande de la culture et de la réflexion. Et la France d’aujourd’hui ne brille pas vraiment dans ce domaine. Ce déclin est récent, il n’est pas si lointain le temps où quelques orateurs – ils n’ont jamais été nombreux – savaient capter l’attention en quelques phrases, communiquer une pensée complexe, laisser des traces profondes dans l’esprit des auditeurs voire orienter durablement des politiques utiles, même à contre-courant.