Entretien diététique avec Dimitri Tilloi d’Ambrosi

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Image : Entretien avec Dimitri Tilloi d'Ambrosi
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À l’occasion de la parution de l’ouvrage Le régime romain. Cuisine et santé dans la Rome antique aux Presses Universitaires de France, Dimitri Tilloi d’Ambrosi, agrégé et docteur en histoire romaine, nous fait l’honneur d’un entretien pour nous inviter à la table des Romains et nous montrer, par l’étude des sources, que l’expression mens sana in corpore sano n’est pas que proverbiale.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter, une nouvelle fois, en quelques mots ?

Dimitri Tilloi d’Ambrosi : Je suis agrégé et docteur en histoire romaine, chercheur associé au laboratoire HiSoMA (Histoire et Sources des Mondes Antiques). J’enseigne actuellement dans le secondaire et suis chargé de cours à l’université à Paris. Je suis spécialiste d’histoire de l’alimentation et j’ai soutenu une thèse consacrée à la cuisine et à la diététique à Rome au sein de l’Université Jean Moulin Lyon 3 en 2019. Je suis l’auteur de plusieurs ouvrages sur Rome dont L’Empire romain par le menu (Arkhê, 2017, Prix Anthony Rowley) ; Les voyages d’Hadrien : sur les traces d’un empereur nomade (Arkhê, 2020) et plus récemment des 24 heures de la vie sous Néron (2022, Presses universitaires de France) et La Rome antique : vérités et légendes (2023, Perrin).
J’ai effectué toutes mes études au sein de l’université Jean Moulin Lyon 3 de la licence au doctorat, ainsi que la préparation des concours de l’enseignement. Après une licence d’histoire, je me suis dirigé vers un master de recherche en histoire antique où j’ai pu travailler sur les voyages de l’empereur Hadrien, puis sur les relations entre les empereurs et les cités de Syrie. Pour le doctorat, je souhaitais un sujet portant sur le quotidien et qui permettent d’approcher les Romains au plus près dans leur intimité et comprendre leurs représentations, or l’alimentation me paraissait un biais idéal pour cela.

 

L.V.D.C. : Comment est née votre passion de l’Antiquité, et notamment de la Rome antique ? Comment avez-vous « entretenu la flamme » ?

D.T.A. : Déjà enfant, je vouais une véritable passion à l’Égypte antique et aux exploits archéologiques accomplis par Howard Carter avec la découverte du tombeau de Toutânkhamon. Puis, au collège et au lycée, mes cours de latin, ainsi que mes nombreuses lectures sur les civilisations antiques, n’ont cessé de nourrir mon goût pour cette période. Pour l’Antiquité romaine, mes racines m’ont conduit aussi à m’intéresser étant très jeune à Rome puisque ma famille est en partie originaire du Latium. Mes très nombreuses visites de sites archéologiques romains et de la Ville éternelle m’ont évidemment beaucoup marqué, ainsi que les récits mythiques qui prennent place dans cette région. J’ai toujours été interpellé par l’ancienneté des vestiges mêlée à leur caractère imposant, comme des témoins silencieux et solennels de ce que fut la grandeur de Rome.

 

L.V.D.C. : Vous êtes historien de Rome, et travaillez notamment sur l’époque impériale : comment vous est venu cet intérêt pour cette période ô combien riche ?

D.T.A. : Je pense que mon intérêt pour l’époque impériale s’explique en partie par la grande galerie de portraits des empereurs qui s’y sont succédé. Les péplums ont aussi pu renforcer mon goût pour cette période, qu’il s’agisse de Quo Vadis, de Ben Hur ou des Derniers jours de l’Empire romain qui m’ont beaucoup marqué dans ma jeunesse. Et puis c’est aussi un immense empire avec une diversité de territoires, de paysages, de peuples et de cultures, tout cela sous la domination d’une seule puissance. 

 

L.V.D.C. : Vous publiez, aux Presses Universitaires de France, Le régime romain. Cuisine et santé dans la Rome antique : comment est né ce projet d’ouvrage ?

D.T.A. : Ce livre est la publication de ma thèse de doctorat consacrée aux relations entre médecine et cuisine dans l’Antiquité romaine. J’ai souhaité la publier sous la forme d’un ouvrage accessible pour un public large, dans la mesure où manger sain est une préoccupation qui est plus que jamais d’actualité. Par ailleurs, l’alimentation m’est apparue comme un prisme particulièrement intéressant pour entrer dans le quotidien et l’intimité des Romains. La dimension médicale du sujet permet aussi d’approcher les rapports complexes entretenus avec le corps et les plaisirs. 

 

L.V.D.C. : Ce livre porte donc sur la diététique antique et sur le régime des Romains : comment définir ces deux termes ? les Romains entendaient-ils la même chose que nous ?

D.T.A. : La diététique est l’une des divisions de la médecine antique aux côtés de la chirurgie et de la pharmacopée. Plus précisément, elle est la science de la diète (diaita en grec) / du régime (regimen en latin). Ces deux termes, qui sont synonymes, ne se limitent pas simplement au champ de l’alimentation. Ils désignent une hygiène de vie complète, où l’alimentation tient une place centrale, mais où sont pris aussi en compte les exercices physiques, les bains, les massages, le sommeil ou encore les activités sexuelles.

 

L.V.D.C. : Vous mêlez l’histoire de l’alimentation à la médecine antique : comment avez-vous structuré votre réflexion pour lier ces deux domaines d’étude ? 

D.T.A. : Le premier objectif de ma thèse était tout d’abord de définir ce qu’était cuisiner et manger sain pour les médecins antiques. Puis, il s’agissait d’appréhender la réception de ces préceptes dans les pratiques culinaires et auprès des mangeurs eux-mêmes. J’ai aussi envisagé les limites, voire le rejet, des conseils diététiques donnés par les médecins. L’idée générale était donc de saisir les interactions mutuelles entre cuisine et médecine, parfois en opposition, parfois en complémentarité.

 

L.V.D.C. : Et quelle place occupent les sources textuelles, iconographiques, archéologiques… dans votre ouvrage et dans votre réflexion ?

D.T.A. : Mon étude se fonde avant tout sur un grand corpus de textes. D’abord des textes médicaux et encyclopédiques, notamment de Galien, à partir desquels j’ai pu définir ce qu’était manger sain. Quant aux romans, correspondance, satires, traités moraux ou encore textes biographiques, ils m’ont permis de saisir la réception du discours médical. L’iconographie m’a été aussi précieuse pour mieux comprendre les représentations liées à la nourriture. L’archéologie fournit de précieux indices sur les aliments consommés et leur préparation, mais aussi sur l’état nutritionnel des populations grâce aux études ostéologiques.

 

L.V.D.C. : Vous montrez, dans vos différents chapitres, que les Anciens avaient une conception très précise de la diététique ainsi que des connaissances poussées sur les bienfaits d’une alimentation saine. Quels étaient les grands principes de cette approche ? Les Romains avaient-ils une philosophie de la nourriture ? 

D.T.A. : Pour la médecine gréco-romaine, et plus particulièrement chez Hippocrate et Galien, un aliment n’est jamais sain ou malsain dans l’absolu. Tout dépend de ses effets sur le corps et de son adéquation avec le tempérament du mangeur, c’est-à-dire l’équilibre de ses humeurs (sang, phlegme, bile jaune ou noire) et des qualités (sec ou humide, froid ou chaud). Toutefois, d’une manière générale, les meilleures nourritures sont les plus digestes, car de la bonne digestion dépend la bonne santé. Ce sont aussi celles qui ne dérèglent pas l’équilibre humoral. Les plus utiles sont celles dans lesquelles de nombreux remèdes peuvent être puisés. Les céréales, les légumes et les légumineuses sont ainsi considérés comme ce qu’il y a de plus sain. En revanche, l’humidité importante des fruits est suspectée de rendre malade. Le poisson est jugé aussi très bon pour le corps, en revanche la viande est réputée plus difficile à digérer. En tout cas, la morale romaine établit aussi ses classifications des nourritures, et l’alimentation frugale est très largement valorisée, puisqu’elle doit permettre d’éviter la gourmandise et donc les excès nocifs. À travers elle, c’est la virtus romaine qui peut être atteinte.

 

L.V.D.C. : Pouvez-vous nous donner un exemple marquant d’un aliment ou d’une recette qui illustrerait la manière dont les Romains alliaient plaisirs de la table et préoccupations médicales et philosophiques ?

D.T.A. : La diététique définie par Galien cherche effectivement à concilier le plaisir et la santé. Par exemple, le fameux garum, une sauce confectionnée à partir d’entrailles de poisson, est omniprésent chez Apicius et trouve aussi une grande utilité aux yeux de Galien. Ce dernier livre aussi plusieurs recettes de poisson, un mets prisé de l’élite. Citons par exemple la sauce blanche qui est destinée à l’accompagner. Plusieurs versions existent, elle peut contenir de l’anis, du sel, de l’huile, du persil, parfois de l’aneth ou du poireau.

 

L.V.D.C. : Vous conduisez même votre lectorat jusque dans les cuisines romaines ! Que savons-nous des cuisiniers de l’Antiquité ? Et de la préparation des plats dans les coulisses des grands festins ?

D.T.A. : L’archéologie a révélé de nombreuses cuisines dans l’espace domestique, surtout à Pompéi et Herculanum, ou bien dans les tavernes. Il s’agissait de petites pièces équipées de tables de cuisson sur lesquelles les braises ardentes permettaient de chauffer les plats. Quant aux cuisiniers, ils sont connus surtout par le biais de la comédie, par exemple chez Plaute, qui en livre une image parfois peu flatteuse, ou de la littérature de banquet, comme le Banquet des sophistes d’Athénée de Naucratis, qui en fait au contraire l’éloge. L’épigraphie permet de mieux saisir leur condition sociale et révèle que les cuisiniers sont souvent des esclaves ou des affranchis, il s’agit d’une activité peu valorisée sur le plan social.

 

L.V.D.C. : D’ailleurs, alors que les banquets sont souvent perçus, dans la culture populaire, comme les lieux de tous les excès, comment la santé et la diététique étaient-elles intégrées à ces événements collectifs ?

D.T.A. : Dans l’imaginaire contemporain, le banquet romain est étroitement associé au cliché de l’orgie. La peinture du XIXᵉ siècle ou les péplums ont largement contribué à entretenir cette image. En réalité, la morale et la médecine de l’Antiquité romaine sont attachées à la mesure. Aussi, les textes comportent-ils de nombreux conseils pour savoir comment concilier les impératifs sociaux du banquet avec la santé. C’est ce que l’on peut lire notamment dans les œuvres morales de Plutarque qui explique bien comment préparer le corps aux excès qui peuvent être commis au cours d’un repas, ou bien de quelle manière y remédier après celui-ci. En tout cas, il est certain que les élites sociales et culturelles se devaient de posséder des connaissances en médecine et savoir comment ménager son corps. On le voit très bien avec Cicéron par exemple. Le souci de manger sain était réel.

 

L.V.D.C. : Finalement, en quoi les pratiques alimentaires et médicales de la Rome antique peuvent-elles nourrir notre réflexion sur la nutrition et la santé aujourd’hui ? L’idée d’un régime romain pourrait-elle séduire un public contemporain à la recherche de solutions diététiques alternatives ou naturelles ?

D.T.A. : Évidemment les conceptions médicales chez Hippocrate et Galien sont bien différentes de la médecine moderne, la théorie des humeurs est par exemple totalement caduque. Néanmoins, je pense que la question du régime personnalisé, le choix d’une alimentation selon des critères rigoureux, l’adéquation de l’alimentation avec les besoins du corps, et plus largement la définition d’une hygiène de vie au quotidien sont autant d’éléments en mesure de nourrir la réflexion sur la diététique contemporaine, surtout à une époque où les injonctions au bien-être et au soin de soi sont nombreuses.

 

L.V.D.C. : Vous l’évoquiez plus haut, vous êtes également enseignant dans le secondaire et à l’université en parallèle de vos travaux de recherche : pourquoi, selon vous, continuer de lire, de traduire et d’étudier les textes de l’Antiquité aujourd’hui ?

D. T. A. : Les textes grecs ou latins sont un merveilleux moyen de voyager dans le monde antique, qu’il s’agisse de récits épiques comme ceux d’Homère et de Virgile ou bien de textes qui donnent à voir le quotidien comme ceux des satiristes d’époque impériale. J’apprécie tout particulièrement l’œuvre de Sénèque qui est d’une grande richesse pour étudier le monde romain du Iᵉʳ siècle, mais où l’on peut aussi puiser de nombreux enseignements philosophiques dont la valeur n’est pas nullement dépassée. Les Anciens peuvent aussi toujours nous émouvoir ou nous faire rire, leurs écrits sont intemporels en cela. 

 

L.V.D.C. : Et pour finir sur une note plus personnelle : vous nous confiez, dans un entretien que vous nous aviez précédemment accordé, que le premier texte que vous vous souvenez avoir traduit un extrait du De re coquinaria d’Apicius. Quelle est votre recette romaine préférée ? Avez-vous déjà essayé de la cuisiner ?

D.T.A. : Parmi les recettes que je me suis aventuré à expérimenter, j’ai beaucoup apprécié les globi que l’on trouve dans le De Agricultura de Caton l’Ancien. Ce délicieux dessert consiste en des boulettes frites composées de fromage et de semoule. Il faut ensuite enduire de miel et saupoudrer de pavot ou de sésame. Une idée originale de dessert pour les fêtes de fin d’année ! Sans oublier le délicieux mulsum, un vin miellé qui pouvait être bu au début du banquet.

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