À l’occasion de la parution de La Vraie Vie des dieux grecs. Quels secrets cachent encore les Olympiens ? aux éditions du Cerf, Romain Brethes nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour nous faire redécouvrir les divinités antiques comme nous ne les avons jamais vues.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Romain Brethes : Je suis enseignant en classes préparatoires aux grandes écoles, où j’enseigne les langues et cultures de l’Antiquité en latin et en grec, ainsi qu’à SciencesPo, où je m’intéresse aux relations entre mondes anciens et contemporains autour de thèmes comme la crise démocratique, la crise migratoire, #MeToo… Je suis en outre spécialiste de la littérature antique d’époque impériale, en particulier du roman grec et latin.
L.V.D.C. : Quels sont les êtres, de chair ou de papier, qui ont rythmé et déterminé votre parcours intellectuel ?
R.B. : Je pense d’abord à ma professeur de latin de 3e, Mme Sabrier, un esprit très iconoclaste et très libre, qui m’a ensuite orienté vers le grec et une professeur extraordinaire, Marie-Hélène Menaut, au lycée. Au cours de mes années de recherche, je citerais David Konstan, professeur à Brown et à NYU, dont l’éclairage a été déterminant dans la rédaction de ma thèse, et Giulia Sissa, l’une des intellectuelles les plus intéressantes de notre époque à mon sens, et qui est aujourd’hui l’un des derniers témoins de la grande époque du centre Louis Gernet. Et bien sûr Florence Dupont, qui m’a d’abord influencé à travers mes lectures, et avec qui je suis devenu ami au sein d’Antiquité Territoire des Ecarts, un groupe qui me fait un peu oublier le regret de ne pas avoir connu l’ébullition permanente du centre Gernet.
L.V.D.C. : Quel est le premier texte antique, auquel vous avez été confronté ? Quelle a été votre réaction ?
R.B. : Le hasard a fait que j’ai découvert Apulée avec ma professeur de latin au collège, et Longus avec ma professeur de grec au lycée. Or, ce sont deux auteurs qui sont encore aujourd’hui des compagnons de route privilégiés. J’avais trouvé dans ces textes une forme d’étrangeté radicale, et en même temps une modernité et une liberté que je ne trouvais pas, alors, dans des formes de littératures plus contemporaines. Et je dois avouer que ce sentiment ne m’a pas véritablement quitté depuis.
L.V.D.C. : Vous publiez un essai au titre qui interpelle, La Vraie Vie des dieux grecs. Que voulez-vous signifier : on nous aurait menti sur la mythologie ? Plus sérieusement, pourquoi ce livre et à qui s’adresse-t-il ?
R.B. : Ce titre, et de manière plus générale ce livre tel que je l’ai conçu, répond à un manque que je n’ai cessé de constater dans les publications innombrables sur cette question. Soit vous avez des ouvrages savants, qui s’adressent à un public académique ou tout de même très bien informé, soit des ouvrages de vulgarisation du type « la mythologie pour les nuls », que je trouve un peu infantilisants. En fait, je voulais que ce livre puisse être lu par des lecteurs dont l’enfance avait pu être baignée par ces histoires de dieux et de déesses mais en leur donnant quelques clés des enjeux anthropologiques, religieux ou historiques qui sous-tendent ces récits. Un peu comme on ne lit pas un album de Tintin de la même manière quand on a 7 ou 77 ans.
L.V.D.C. : Quel est l’origine de ce projet et comment s’inscrit-il dans votre œuvre ?
R.B. : Cela fait quelques décennies maintenant que je fréquente les textes grecs et latins depuis l’époque archaïque jusqu’au Bas-Empire, ainsi que toute une littérature secondaire qui nous a appris, en particulier sur la question de la religion antique, à en saisir les pratiques d’une façon radicalement nouvelle. Cet ouvrage est une façon de payer mon dû à ces textes que je ne cesse de lire et relire, ainsi qu’à d’immenses figures intellectuelles comme Jean-Pierre Vernant, Nicole Loraux ou Marcel Detienne, dont je n’ai pas eu l’occasion de croiser la route autrement que dans leurs écrits. Mais ce livre a aussi bénéficié de l’apport de spécialistes comme Giulia Sissa, qui a bien voulu accepter de préfacer mon ouvrage, Claude Calame ou Paulin Ismard, avec qui les échanges sont une source inépuisable d’inspiration. Je n’ai évidemment pas la prétention d’apporter un regard nouveau sur ce champ d’étude, mais de contribuer modestement à sa diffusion auprès d’un public plus large.
L.V.D.C. : Prenons par exemple Poséïdon, à qui vous consacrez un chapitre, évoquant notamment la génération « Ulysse 31 » (la nôtre) : qu’en avons-nous fait ? N’est-ce pas le propre d’un mythe de subir autant de métamorphoses et de réécritures ?
R.B. : Oui, bien sûr. D’autres avant moi ont insisté sur la nature fluide ou malléable de ces mythes, dont il n’existe pas une seule version dans l’Antiquité mais des myriades, en fonction principalement des cités qui en revendiquaient la paternité. Comme le dit Dominique Jaillard, « en matière religieuse dans les polythéismes antiques, la norme est toujours singulière et locale. » Il s’agit d’une matière vivante, qui explique sans aucun doute sa longévité, même si ce n’est pas la seule raison. L’appropriation (même si le terme peut avoir des connotations négatives aujourd’hui) que nous faisons de cette matière, et que la pop culture pratique depuis des décennies avec beaucoup de bonheur, lui garantit cette popularité dont d’autres cultures religieuses ne bénéficient guère – qui connait par exemple les histoires de Bélénos et Toutatis dont se réclament Astérix et Obélix ? Certains reprochent à toute cette culture populaire de trahir parfois l’esprit et la lettre de ces traditions mythographiques antiques. Mais il s’agit d’une sorte de donnant-donnant, qui me fait songer au contrat tacite qui associait les Anciens et leurs dieux. Je te fournis un matériau inépuisable pour tes romans, tes films, tes bandes dessinées, etc. et en échange tu m’assures une éternelle jeunesse ! Je ne mets pas sur le même plan Ulysse 31 et l’Odyssée, mais je connais de nombreux spécialistes et amateurs de l’Antiquité qui doivent à ce dessin animée leur vocation. Et Poséidon doit beaucoup à l’un et à l’autre pour sa mauvaise réputation !
L.V.D.C. : Pour ce livre vous êtes imprégné de Thucydide, Homère, Hésiode, Lucien, Vernant, mais aussi Marx, Hölderlin, Castoriadis ou Desmond Davis : quelle culture ! Diriez-vous que vous êtes « un honnête homme » et quel sens donnez-vous à cette expression aujourd’hui ?
R.B. : Cela sent trop le XVIIe siècle, qui correspond à un moment de la réception de l’Antiquité parmi tant d’autres ! Toutes ces références que vous citez, de Hölderlin à un film comme Le Choc des Titans, en dit tout autant, sinon davantage, sur nous-mêmes que sur l’Antiquité. Florence Dupont, qui se méfie à juste titre de l’occidentalocentrisme en termes d’héritage antique, a cette expression très juste de « faire des Grecs des sauvages comme les autres. » Nous avons certes une relation privilégiée à eux, mais cette relation et leur connaissance ne nous assurent pas une supériorité de quelque nature que ce soit. D’ailleurs, l’apprentissage du latin et du grec est encore trop associé à une sélection scolaire et à une pratique des élites, et cela demeure aujourd’hui encore un véritable échec de ne pas l’avoir généralisé.
L.V.D.C. : Duquel de ces dieux vous sentez-vous le plus proche ? Pourquoi ?
R.B. : C’est une question très difficile ! J’ai un faible pour Dionysos, un dieu complexe – mais ils le sont tous –, festif, joyeux mais terrifiant aussi, car il recèle des forces qui sont à l’image du vin, bénéfiques et funestes. Artémis, cette déesse mystérieuse qui aime les frontières, à la lisière du sauvage et du civilisé, me plait également beaucoup. Et puis j’aimerais aussi écrire sur Héphaïstos, ou des déesses moins connues comme Hécate, que je n’ai pu intégrer par manque de place dans mon livre. Ce sera peut-être pour le suivant.
L.V.D.C. : Vous êtes enseignant depuis plusieurs années : est-ce que le discours et la réception de l’Antiquité a changé dans les différentes générations ?
R.B. : Oui bien sûr, car de nouveaux champs épistémologiques comme le genre ou l’écologie sont aujourd’hui devenus un prisme de lecture précieux pour l’Antiquité. Comme je le vois avec mes étudiants de classes préparatoires ou à SciencesPo, on ne peut plus enseigner un texte comme L’Art d’aimer d’Ovide comme on le faisait il y a encore dix ans. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut plus lire ces auteurs bien sûr, mais on ne peut pas être sourd au trouble des étudiantes et étudiants face à la violence, en particulier contre les femmes, telle qu’elle s’exprime dans ce type de texte. Il faut en revanche contextualiser, anthropologiquement ou juridiquement, la production de ce type de discours, pour en montrer toute la complexité et la richesse. En même temps, de nouvelles générations de chercheuses et chercheurs déconstruisent aussi certains lieux communs sur l’Antiquité, pour montrer par exemple que les citoyennes athéniennes n’étaient pas cantonnées au gynécée et qu’elles disposaient d’espaces d’agentivité bien réels et très inventifs. Ce que je vois, c’est qu’il s’agit d’un champ d’étude dont la force d’attractivité ne faiblit pas, même s’il est inquiétant de constater que cet intérêt contraste avec un déclin continu de la pratique du latin et du grec dans le secondaire et le supérieur. Or, la traduction, que Barbara Cassin définit comme « un savoir-faire avec les différences », est indispensable pour se confronter à ce qui compose ces cultures mêmes.
L.V.D.C. : Pour finir par un sourire et un peu d’ironie : êtes-vous païen ?
R.B. : Je ne suis pas païen comme Marx disait qu’il n’est pas marxiste ! Aujourd’hui, on entend par « païen » à peu près tout et n’importe quoi. Et puis les mouvements néo-païens qui fleurissent aujourd’hui ne sont pas toujours des organisations très fréquentables… Disons qu’il me suffit toujours d’ouvrir une page d’Apulée ou d’Homère pour être transporté en des lieux qui n’appartiennent qu’à moi.
La Vraie Vie des dieux grecs. Quels secrets cachent encore les Olympiens ?, éditions du Cerf, 240 p., février 2024
Zeus, Athéna, Aphrodite… Nous croyons tout savoir des dieux grecs, et pourtant ils ont encore bien des secrets à nous dévoiler. Nous les réduisons à quelques clichés éculés, et pourtant ils sont bien plus riches et complexes. Quelle est leur véritable existence ? À quoi ressemblent-ils vraiment ? Sont-ils des êtres parfaits et sans défaut, ou bien menteurs, amoureux et querelleurs, comme nous ?
Ils s’aiment, se déchirent, se trompent, se combattent. Mais il serait excessif de voir dans la vie des dieux et déesses de l’Olympe une simple suite de tragédies sanguinaires. Car leur existence se dessine dans des récits en clair-obscur et aux mille variations.
Dans un panorama plein de sève et d’humour, Romain Brethes entend redonner toute leur profondeur à ces figures tour à tour lointaines et familières, bienveillantes et terrifiantes, grandioses et burlesques. Il offre ainsi des éclairages inattendus sur des mythes dont la vitalité témoigne du rapport singulier qui nous unit à eux par-delà les siècles.
Redécouvrez les Olympiens comme vous ne les avez jamais vus.
Préface de GIULIA SISSA