Florence Deville-Patte, qui a publié La femme qui replantait des mots en 2020 aux éditions Un Autre Reg'Art, nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour nous raconter l'étymologie et les langues d'hier et d'aujourd'hui.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Florence Deville-Patte : Mes proches m’appellent gentiment la femme-orchestre : en effet, je suis mère de deux enfants et professeure de LCA, mais aussi autrice-illustratrice, essayiste et artiste plasticienne. Je pourrais ajouter citoyenne du monde...
L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ?
F.D.V. : Très jeune, j’ai été fascinée par les Nourritures terrestres de Gide qui m’ont éveillée à la littérature avec ferveur. De son côté, Ainsi parlait Zarathoustra m’a fait comprendre qu’une certaine grandeur de l’homme était à notre portée, pour peu que l’on s’éloigne des passions tristes et que l’on retrousse ses manches…
D’autres personnages m’ont transformée à tel point qu’il y eut un avant et un après : Jean de Florette, Cyrano, la Pannonique d’Acide Sulfurique, Ulysse, Electre. En général, les héros qui ont tout perdu et qui doivent tout reconquérir me parlent...
Concernant les rencontres "de chair", je citerai l’éditeur albigeois Jérôme Poitte qu’une collègue providentielle, Sophie Galtié, m’a présenté au moment où je cherchais à publier mon deuxième ouvrage. C’était en 2010. Après seize ans passés à l’étranger et à peine rentrée en France, le carnet d’adresse était plutôt maigre !
Autre rencontre marquante : au cours d’un « repas grec » dans un lycée de Marseille en juin 2017, on me présente Jean-Victor Vernhes, auteur du célèbre manuel Hermaïon. Nous parlons littérature, voyages. Ce fut le déclic : ἕρμαιον... Une telle rencontre ne pouvait avoir été voulue que par... Hermès en personne ! Le lendemain, je commençais la rédaction de l’essai consacré à l’étymologie qui allait s’appeler La femme qui replantait des mots.
Je pourrais vous citer d’autres rencontres tout à fait romanesques qui ont infléchi le cours de ma vie : avec Dom Fernando, marquis de Fronteira ! Il accepta à bras ouverts un projet d’exposition dans la salle des Batailles de son célèbre palais à Lisbonne. Avec Jamel Zemmouri, encadreur dans la médina de Rabat : il parvenait à livrer à domicile - et en mobylette - une dizaine de tableaux en une fois ! Une page ne suffirait pas ...
L.V.D.C. : Quelle a été votre formation intellectuelle ?
F.D.V. : J’ai suivi des études de philologie classique à l’université de Nanterre jusqu’à l’obtention de deux Masters et d’un Capes. Les thèmes de mes mémoires, qui s’intitulaient Le vocabulaire du feu et Les figures du loup se proposaient d’aborder les tabous linguistiques...
Pendant que j’étais en poste à l’étranger, j’ai complété ma formation par le CNED en passant un Master II de FLE à Montpellier. Je n’ai eu l’agrégation de lettres classiques que plus tard. Afin de concrétiser un rêve d’enfance, j’ai également suivi un cursus en arts plastiques, en plus des stages ponctuels en céramique, dessin, modelage. Avec l’obtention d’un diplôme national (DNAP) en 2009, j’ai pu ainsi animer des ateliers pour les enfants, notamment au musée Toulouse-Lautrec d’Albi. N’ayant jamais pu choisir entre l’ "intellectuel" et le "manuel", je pratique les deux démarches, somme toute complémentaires, et sans modération.
Par ailleurs, en vivant à Vienne, Lisbonne puis Rabat, je me suis plongée dans un bain linguistique revigorant : pendant ces seize années, je me suis initiée à l’allemand, au portugais et à l’arabe, en plus du russe et de l’anglais que j’avais appris au collège et au lycée. Je réalise maintenant ô combien ces voyages ont nourri la substance de La femme qui replantait des mots, qui accorde une large part aux langues actuelles.
L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et/ou grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?
F.D.V. : C’était un texte simplifié consacré à la palestre. J’ai trouvé les sonorités de ce mot ἡ παλαίστρα absolument magnifiques ! Les athlètes prenaient vie sous mes yeux... Les lettres grecques, que je découvrais à peine, semblaient se mouvoir au rythme des corps des éphèbes. Magique. Des extraits de Lucien, très comiques, m’ont également fascinée : il s’en passait de belles chez Hadès !
L.V.D.C. : Pourquoi avoir choisi les langues anciennes, comment est née la passion ? Et comment avez-vous « entretenu la flamme » ?
F.D.V. : Toute jeune, je me suis imaginé une lointaine origine grecque. C’était, je crois, en contemplant la toile de Gustave Moreau : Hélène à la porte Scée.
Avec les années, cette attirance s’est changée en passion : en étant enseignante, la flamme se ravive à chaque nouvelle recherche. Les élèves sont des piliers en ce sens qu’ils me poussent à aller de l’avant et à sortir de ma zone de confort.
Nous parlons de l’origine des langues ? Qu’à cela ne tienne ! Je travaille l’extrait d’Hérodote sur le pharaon Psammétique III et ses expériences linguistiques. Comment vous dire ? Je ne compartimente pas mes «métiers» de prof, d’auteur-illustratrice et d’artiste plasticienne : ils relèvent d’une même démarche artisanale, au sens noble du terme.
L.V.D.C. : Qu’est-ce qui pourrait vous faire baisser les bras ?
F.D.V. : L’indifférence...
La mauvaise foi aussi.
L.V.D.C. : Vous publiez un ouvrage sur les étymologies : quelles sont ses particularité ? Comment est né ce projet ? Comment avez-vous choisi les mots ?
F.D.V. : J’ai voulu imaginer un ouvrage susceptible d’associer la rigueur analytique à l’expérience vécue pour faire découvrir ce que les mots signifient et ce qu’ils nous suggèrent, aussi. Mais il ne devait pas ressembler à un répertoire, l’ordre alphabétique me paraissant trop contraignant. Les mots se sont imposés à moi par leur charge affective et/ou parce qu’ils permettaient d’éclairer les multiples facettes de l’étymologie dans ce qu’elles ont de fascinant.
Tout est parti d’un souvenir lointain : pendant un cours de philosophie, notre professeur, M. Vezin, cherche à nous expliquer le sens d’un verbe en allemand. Etait-ce aufheben ? Je ne sais plus... Il ôte son cache col en laine grise, l’élève et le laisse tomber sur la table. C’est cette association entre la théorie et l’expérience, le geste et la mémoire qui m’a servi de fil d’Ariane... Pour parler de l’étymologie autrement...
L.V.D.C. : Les étymologies, un peu comme la mythologie, fascinent : pourquoi ?
F.D.V. : Toutes deux fondent notre humanisme. Toutes créent du lien.
Souvent les élèves s’interrogent : « Les Amazones, madame, est-ce de la mythologie ou de l’histoire ? » Des archéologues ont retrouvé des sépultures de femmes guerrières au nord de la Mer Noire. Schliemann a exhumé Troie !
L’étymologie et la mythologie nous font grandir l’âme !
L.V.D.C. : À force de faire de l’étymologie, ne risque-t-on pas de priver les mots et la langue de leur mystère ?
F.D.V. : Bien au contraire, sans le secours de l’histoire, de l’archéologie, de la philologie, de l’histoire des religions et de la mythologie, nous resterions prostrés dans notre caverne et comme privés de notre mémoire collective, à jamais plongés dans le mystère de nos origines communes ! Si l’on dit « laissons les mots à leurs mystères », ne s’agit-il pas d’une excuse pour ne rien apprendre en nous contentant de nos petits acquis ?
Il y a toujours de nouvelles connexions à établir entre les mots et leurs origines lointaines tant le champ de la Connaissance est immense. On n’en a jamais fini. On éprouve une sorte de jubilation lorsque l’étymologie éclaire le(s) sens d’un mot et permet d’établir des liens entre eux : le mot ne nous apparaît plus comme l’agrégat de syllabes arbitraires et comme combinées « au hasard ». Se priver de cette découverte revient à nous couper de l’écho des siècles et de toutes ces voix qui nous ont précédé. Actuellement, certains linguistes se plaisent à faire entrer les néologismes dans le dictionnaire, ce qui est, en soi, amusant et très tendance, mais n’est-ce pas souvent au détriment de mots sémantiquement plus riches et plus anciens ? Et ceux qui sont invités sur les plateaux sont les lexicologues, rarement les étymologistes...
L.V.D.C. : Quelle place a l’étymologie dans votre métier d’enseignant ?
F.D.V. : Un jour, un élève m’a dit : « Vous nous parlez de ce mot, mais plus personne ne l’utilise. D’ailleurs, Moi, je ne le connais pas ! Alors, pourquoi en parler ? » Précisons qu’il s’agissait d’un mot courant... C’est à ce moment-là que je pris la résolution d’accorder encore plus de place à l’étude des mots. Et de sortir l’artillerie lourde... Aux grands maux, les grands remèdes ! « La perte des mots annonce le désastre », écrit Rudy Ricciotti. En effet. Bien plus, je vois une corrélation entre le désert lexical et la désertification de nos sols : je m’en explique dans La femme qui replantait des mots.
Depuis, l’étymologie occupe une place centrale dans mes cours et j’invite tous mes élèves à interroger et à comparer les mots, à fabriquer des arbres pour leur rendre palpable la démarche étymologique qui est aux mots ce que la généalogie est aux hommes. Des racines, un tronc et ses branches, ses ramifications...
Le monde de la consommation, au contraire, voudrait que nous restions, bien sagement, dans un « présentisme » en faisant fi du passé autant que du futur, puisque le meilleur consommateur est celui qui vit dans l’immédiat comme un voyageur sans bagage. Proposer une démarche dans la diachronie (par le biais de l’indo-européen autant que par la pratique combinée des langues anciennes et actuelles) permet de corriger cette distorsion qui ne profite qu‘aux marchands.
La révolution numérique, elle aussi, n’a pas peu contribué à nous faire croire que tout ce qui est vieux (traduire : né avant Moi) est forcément ringard. Etre un homme de son temps ne devrait pas signifier « être un homme ignare coupé du passé ».
Vous l’aurez compris, il s’agit d’un engagement total et la mission s’avère immense car bien des élèves, non lecteurs, nous demandent la signification de mots usuels ! Donc, pratiquons une étymologie engagée !
L.V.D.C. : Que pensez-vous de l’enseignement des langues anciennes en France ?
F.D.V. : Trop d’étiquetages navrants continuent à circuler : les langues anciennes sont encore perçues comme élitistes et « Vieille France», trop difficiles aussi... Et puis sont-elles bien «utiles» ? Ce sont souvent ceux qui n’ont jamais lu la moindre ligne de grec ou de latin qui veulent persuader l’opinion publique de leur inutilité. C’est inouï ! La référence à l’indo-européen elle-même éveille des soupçons injustifiés alors que son étude, largement diffusée, pourrait constituer un projet culturel commun à l’Union Européenne ! Cela nous changerait des chiffres et des PIB !!
Sur le terrain, des élèves de toutes les origines sociales s’intéressent à l’étymologie car ils sentent fort bien qu’elle les éveille ! Alors, prônons un élitisme pour tous!
L.V.D.C. : La situation en France est-elle différente des autres pays européens ?
F.D.V. : Je ne saurais trop quoi vous répondre... Au cours d’un voyage en Grèce, une guide touristique m’expliquait que l’étymologie n’était plus trop étudiée dans son pays parce que tout ce qui semble trop difficile, trop rébarbatif, ou trop vieux ne devait plus être infligé aux enfants-rois. Un comble quand on pense que la Grèce est notre berceau à tous, après la Mésopotamie !
Par contre, il semblerait qu’en Grande Bretagne, les LCA comptent des supporters : les chansons actuelles traduites en latin ainsi que les documents pédagogiques postés sur le Net témoignent de cet engouement. Mais ce ne sont que mes impressions...
Concernant la France, il semblerait qu’une formidable impulsion anime les défenseurs des LCA de tous bords, au moment où de tristes sires en annoncent (en souhaiteraient ?) la disparition. C’est un combat de tous les jours : un professeur de LCA ne devrait pas avoir à se justifier d’exister !
L.V.D.C. : Pour nous mettre l’eau à la bouche, deux étymologies qui sont dans votre livre et que tout le monde devrait connaître selon vous ?
F.D.V. : J’ai un faible pour le mot ἡ ἀνωμαλία (l’anomalie) tellement imagée et d’une richesse inouïe ! Ce sont souvent les mots les plus familiers que l’on croit le mieux connaître... Et pourtant ! Que sait-on d’eux ? J’ai reçu plusieurs échos enthousiastes de la part de lecteurs qui ont réagi à propos de l’adjectif ἀνώμαλος (anomalos), permettant de qualifier tout ce qui dépasse du cadre, tel l’épi de blé qui se dresse au dessus d’un champ bien aligné. Bien au-delà des préfixe-radical-suffixe, ce sont souvent des paysages qui surgissent d’un simple mot...
Ce sont souvent les mots les plus familiers que l’on croit le mieux connaître... Et pourtant ! Tenez, prenons le mot culture : au premier abord, que savons-nous de lui et des liens secrets qu’il entretient avec le pôle, the weel et le bouvier grec ? Là, je vous laisse chercher...
L.V.D.C. : Pour terminer, à quoi ressemble votre bibliothèque ? Quelle est la part de l’Antiquité ? Qui est votre auteur préféré ? Pourquoi ?
F.D.V. : Mes livres sont regroupés en îlots et on navigue au milieu de cet archipel. Ils ne sont pas vraiment classés : ainsi, les Vies parallèles de Plutarque côtoient Une vie de Maupassant. L’Amphitryon de Plaute tient compagnie au Dieu du carnage de Yasmina Reza : ces deux pièces me chantent leurs musiques à l’unisson. Pour répondre à votre question, je n’ai pas d’auteur préféré, mais j’avoue que Romain Gary est cher à mon coeur, mais je m’en expliquerai dans un prochain essai...
Quelques travaux d'élèves de LCA du Collège A.Malraux de Marseille (2019) :