Entretien fabuleux autour d'Esope avec Julien Bardot et Antoine Biscéré

Média :
Image :
Texte :

Aujourd'hui, La vie des Classiques vous repropose l'entretien publié cet été avec Julien Bardot et Antoine Biscéré autour de leur édition des Fables d'Esope chez Folio Classique. Vous pouvez également retrouver Esope dans l'édition minor des Fables grecques et latines de l'Antiquité parue aux Belles Lettres.

Qui était Ésope ?

A.B. Si l’on en croit les plus anciens témoignages qui nous soient parvenus, ceux de l’historien Hérodote ou du dramaturge Aristophane par exemple, Ésope aurait été un « créateur d’histoires » (logopoios) – autrement dit un fabuliste – particulièrement inspiré, dont le talent se serait épanoui durant la première moitié du VIe siècle avant notre ère et aurait  donné naissance à une partie au moins des fables qu’on désigne encore aujourd’hui sous l’appellation d’ésopiques : « Le Loup et l’Agneau », « Le Chêne et le Roseau »… Autant d’apologues popularisés, en France, par les vers de La Fontaine qui ne manque pas de rappeler en ouverture de son recueil qu’il « chante les héros dont Ésope est le père ». Ce prétendu « père » de la fable aurait été originaire de Thrace (et non de Phrygie, comme le prétendra une tradition plus tardive) et serait né sur les rives de la mer Noire. On l’a dit esclave, compagnon d’infortune de la célèbre courtisane Rhodope, puis affranchi par l’un de ses maîtres sur l’île de Samos ; et les témoignages, fort avares en détails sur les circonstances de sa vie, semblent s’accorder à en faire l’innocente victime d’un complot ourdi par les habitants de la ville de Delphes où il aurait été injustement condamné à mort et précipité d’une falaise…

J.B. Mais la légende s’est bien vite emparée d’Ésope pour en faire le personnage d’aventures très diverses, toutes plus fantaisistes les unes que les autres, qui lui façonnent une personnalité à mi-chemin entre celle de Socrate et celle de Diogène le Cynique. Une tradition tardive – le bref roman intitulée Vie d’Ésope que nous avons fait le choix de proposer en ouverture de notre édition et qui connut un immense succès dans l’Europe entière à partir de la fin du XVe siècle – en a fait un être hideux mais rusé et subtil : « extraordinairement affreux à voir, bossu, ventripotent, la tête énorme, le nez camard, voûté, noir, courtaud, difforme, les bras semblables à de petites pattes, boiteux, moustachu… ».

A.B. Oui, et c’est en général l’image que l’on garde aujourd’hui du fabuliste – quand on le connaît ! –, en particulier parce qu’elle a été largement popularisée par les illustrations des recueils de fables entre le XVe et le XVIIIe siècles. Mais il faut se souvenir qu’aucun témoignage antérieur au Ier siècle de notre ère n’accrédite cette description et qu’il s’agit donc d’une légende née près de six siècles après l’existence présumée du fabuliste…

A-t-il écrit ses fables?

A.B. Non… ou plutôt, très difficile à dire ! « Ses » fables, c’est-à-dire celles qu’on publie sous non nom depuis au moins cinq siècles, assurément non. Des fables, peut-être… En admettant qu’un fabuliste nommé Ésope ait bien existé, ce qui paraît probable, il reste très difficile, sinon même impossible, de savoir :

- d’une part s’il a effectivement écrit des fables ou si ses talents de fabuliste se déployaient uniquement à l’oral ;

- d’autre part, quels sont, parmi les textes qui nous sont parvenus sous son nom et qui, étant donné leur lexique et leur syntaxe, ne peuvent en l’état qu’avoir été rédigés par des mains anonymes à des époques tardives et diverses (entre le Ier et le XIVe siècle de notre ère !), ceux dont la matière pourrait éventuellement remonter à l’époque archaïque et être sortie de la plume (enfin du stylet) ou de l’imagination d’Ésope…

J.B. Et la question se complique du fait que, contrairement à ce qu’écrit La Fontaine (ou à ce qu’on pourrait penser en lisant ce qu’il écrit !), Ésope ne fut pas à proprement parler le « père » des fables. Plusieurs des fables traditionnellement attribuées à Ésope et publiées sous son nom se retrouvent en réalité à l’identique dans les textes d’auteurs antérieurs, comme Hésiode (VIIIe s. av. J.-C.) ou Archiloque (VIIe siècle avant J.-C.), lorsque leurs origines ne se perdent pas encore plus loin dans le temps !

A.B. : Oui, les Anciens étaient d’ailleurs très au fait de cette attribution au moins partiellement spécieuse ou du moins conventionnelle du genre de la fable à Ésope. Nous citons dans la préface de l’édition un bref extrait d’un manuel scolaire publié au Ier siècle de notre ère, qui précise à propos des fables :

On les [i. e. les fables] appelle ésopiques, libyennes ou sybaritiques, phrygiennes, ciliciennes, cariennes, égyptiennes et chypriennes. La seule chose qui les différencie est l’indication initiale du genre propre à chacune : « Ésope a dit », « un homme de Libye a dit », « un Sybarite », « Une femme de Chypre » et de même pour les autres. En l’absence de toute addition qui indique le genre, nous appellerons la fable en un sens plus général « ésopique ». [...] Si on les appelle d’une façon générale « ésopiques », ce n’est pas qu’Ésope ait été l’inventeur des fables (il apparaît qu’Homère, Hésiode, Archiloque et d’autres auteurs plus anciens que lui les connaissaient) ; mais parce qu’Ésope en a fait un emploi plus large et plus habile

C’est dire que l’attribution à Ésope semblait dès l’antiquité fonctionner comme un simple marqueur générique, selon un procédé qui n’est pas sans rappeler celui que nous employons encore à propos de certaines histoires drôles, comme les « histoires belges », les « blagues marseillaises » et autres « histoires de fous » dans lesquelles il suffit souvent de changer l’identité du protagoniste pour faire basculer la plaisanterie d’une catégorie dans l’autre…et qui ne sont pas plus belges que marseillaises !

J.B. : Bref, en l’état actuel de nos connaissances, tout ce qu’il est possible de dire des productions d’Ésope dans le domaine de la fable, c’est qu’il n’a pas inventé le genre auquel son nom reste indéfectiblement associé !

Quelle est l’origine des fables ?

A.B. La question a fait l’objet de très nombreuses théories depuis au moins le XVIIe siècle. Au début du XXe siècle, on débattait encore pour savoir s’il fallait attribuer aux Égyptiens, aux Grecs, aux Hébreux, aux Indiens ou aux Mésopotamiens la palme de l’invention du genre : la préface de la célèbre édition d’Émile Chambry (Les Belles Lettres, 1927) porte encore la trace de ces controverses où il entrait une part de patriotisme, pour ne pas dire de chauvinisme. Mais au fil du XXe siècle, une série de découvertes archéologiques ont progressivement accrédité la thèse de l’origine mésopotamienne du genre dont les plus anciennes traces se trouvent consignées, dès le second millénaire avant notre ère sur les tablettes rédigées en caractères cunéiformes, en langue sumérienne et akkadienne. C’est depuis ce foyer primordial que les fables auraient ensuite essaimé vers le monde indien, à l’Est, et vers la Grèce, à l’Ouest, en passant par l’Asie mineure.

J.B. Nous en avons d’ailleurs une illustration assez amusante, que nous rappelons dans notre édition. Parmi les fables grecques attribuées à Ésope, il en est une, « Le Moustique et le Taureau » (fable 137), que l’on retrouve sous une forme quasi identique parmi les fables d’un recueil consigné sur une tablette d’argile très précisément datée par son rédacteur babylonien de la « sixième année du règne du roi Sargon II d’Assyrie », c’est-à-dire de 716 avant J.-C. C’est dire que le genre de la fable fait partie du précieux héritage légué par la civilisation mésopotamienne à la culture grecque, qui doit beaucoup au Moyen-Orient comme l’avait montré Martin West dans The East Face of Helicon.

 

Quel statut avaient-elles dans le paysage littéraire antique (par rapport à l’épopée et au théâtre) ?

J.B. Il semble que la fable n’ait pas été à proprement parler considérée comme un genre littéraire autonome, mais plutôt comme une pratique discursive, une sorte de figure de style. Les premières attestations du genre dans la littérature grecque, aussi bien chez Hésiode ou que chez Archiloque, sont des fables insérées dans des poèmes cosmogoniques ou satiriques : elles n’ont pas été composées pour elles-mêmes, mais pour orner et imager un discours de plus longue haleine. Dans sa Rhétorique, Aristote fait de la fable l’une des catégories de l’exemple (paradeigma), susceptible d’être alléguée à l’appui d’une démonstration afin d’emporter l’adhésion des enfants et des hommes du peuple qui sont les deux destinataires privilégiés de la fable. Mieux vaut raconter la fable du « Cheval s’étant voulu venger du Cerf » (ou du sanglier dans notre édition, no 269) pour faire comprendre à un public frivole le danger de se mettre sous la coupe d’un allié trop puissant pour gagner une guerre que de lui expliquer longuement les rapports de force géopolitiques qui s’exercent dans un conflit…

A.B. Le premier recueil de fables dont nous ayons gardé la mémoire est celui que semble avoir composé l’orateur et homme d’État athénien Démétrios de Phalère vers 300 av. J.-C., mais il est entièrement perdu et nous n’avons aucun moyen de reconstituer son contenu. Faut-il y voir l’indice d’une progressive promotion de la fable en tant que genre littéraire susceptible d’être cultivé pour lui-même ? Rien n’est moins sûr, et peut-être n’est-ce pas un hasard si ce recueil fut l’œuvre d’un orateur : d’aucuns n’y ont vu qu’un simple répertoire de fables constitué à l’attention des orateurs, qui pouvaient ainsi y puiser de quoi agrémenter leurs discours. Un dictionnaire de figures de rhétorique en somme. Il faudra attendre l’époque impériale, et les œuvres de Phèdre et de Babrius, pour assister à la naissance de la fable, du recueil de fables, en tant que genre littéraire autonome. Mais même alors, elle reste considérée comme un genre mineur auquel on ne ménage guère de place dans les poétiques antiques. De ce point de vue, la situation de l’apologue, même sous ses formes littéraires les plus sophistiquées, n’évoluera guère jusqu’à la fin du XVIIe siècle : on sait que, dans son Art poétique (1674), Boileau, comme Horace avant lui, omettra d’évoquer la fable à laquelle La Fontaine venait pourtant de donner un nouveau lustre…

Étaient-elles destinées aux enfants ?

A.B. Oui et non. Patrick Dandrey a proposé une réponse malicieuse à cette question récurrente : de tous temps, les fables se sont adressées à l’enfant qui est en nous, à la part d’enfance et de puérilité qui nous habite et continue heureusement de nous habiter du berceau à la tombe. Que les fables aient été lues par les enfants dans l’Antiquité, cela est hors de doute : leur usage scolaire semble même remonter à la Mésopotamie. Sur les tablettes cunéiformes qui nous conservent quelques-uns des premiers récits apparentés à des fables (vers 1800-1700 avant J.-C.), ces derniers voisinent avec d’autres textes brefs très probablement destinés à enseigner la langue sumérienne à des élèves de langue akkadienne.

Autre exemple, plus émouvant encore : la bibliothèque universitaire de Leyde conserve dans ses collections un ensemble archéologique rarissime de sept tablettes de cire datées du IIIe siècle de notre ère. Sur ces tablettes (dites d’Assendelft, du nom de leur acquéreur) figurent une dizaine de fables de Babrius rédigées par deux mains distinctes, celle d’un écolier, et ponctuellement, celle de son maître. Le texte des fables est émaillé de nombreuses erreurs d’orthographe que le maître corrige ici et là… Mais s’il est certain que les fables ont pu être lues par des enfants dès l’Antiquité, ne serait-ce que dans un cadre scolaire, cela ne signifie pas pour autant qu’elles s’adressent uniquement ou prioritairement aux enfants, et il est probable que les recueils de fables anonymes grecques aussi bien que ceux de Phèdre et de Babrius ont eu un lectorat aussi large que l’œuvre de La Fontaine. Souvenons-nous des derniers vers du « Pouvoir des Fables » de La Fontaine : « Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant / Il le faut amuser encor comme un enfant »…

Comment sont-elles parvenues jusqu’à nous ?

A.B. Vaste question ! Pour y répondre convenablement, il faut distinguer entre le répertoire des fables, ou pour mieux dire, des motifs ésopiques (l’ensemble complexe et mouvant de récits repris et enrichi au fil des recueils, des traductions, des adaptations…) et le corpus des fables anonymes grecques, dites « d’Ésope », que nous publions aujourd’hui, et qui ne constitue qu’une cristallisation parmi maintes autres du premier. Le répertoire des motifs ésopiques s’est transmis au fil d’une chaîne ininterrompue de réécritures et de variations durant plus de 2500 ans : des récits comme « Le Chêne et le Roseau » ou « Le Loup et l’Agneau » ont voyagé de pays en pays et d’époque en époque, à travers tout le Moyen Âge et toute l’époque moderne (XVe-XVIIe siècles) avant de rencontrer la plume inspirée de La Fontaine. Ces fables se sont frayé un chemin de civilisation en civilisation : les recueils en vers furent paraphrasés en prose, puis remis en vers, et de nouveau réécrits en prose. Les fables grecques furent traduites en syriaque, en arabe, en hébreu, en latin… avant de faire l’objet de versions dans toutes les langues vernaculaires européennes dès le Moyen Âge. La fable de type ésopique est à n’en pas douter le genre littéraire le plus continûment cultivé de l’histoire de la littérature occidentale ! Quant aux textes des fables anonymes grecques elles-mêmes, leur histoire est nécessairement plus discontinue : elles nous sont parvenues à travers une centaine de manuscrits aux contenus très hétérogènes. C’est à la Renaissance, en Italie, que les premières éditions des fables grecques virent le jour (édition princeps vers 1478) ; mais le manuscrit le plus riche et le plus ancien que nous connaissions (le fameux manuscrit « G », actuellement conservé à la Pierpont Morgan Library, d’après lequel est établi le texte de notre édition) ne fut redécouvert qu’en 1935 et édité pour la première en 1952. L’histoire de ces textes est proprement passionnante et « fabuleuse » à plus d’un titre !

Quelle valeur donner aux apologues ésopiques ?

A.B. Je dirai que les fables peuvent se voir reconnaître de nombreuses valeurs : en tant qu’apologues, elles ont bien sûr une valeur rhétorique et pédagogique. Elles ont pour elles la force du recours à l’allégorie et du détour par la fiction qui captent l’attention et emportent à tout coup l’adhésion de l’auditeur le plus rétif. Elles ont sans doute une valeur éthique (en entendant le terme éthique au sens d’un art de diriger la conduite), et se situent de ce point de vue à mi-chemin entre le « guide de survie en milieu hostile » et les « fondements de la… pataphysique des mœurs » (on sait que Jarry définissait la pataphysique comme la science des solutions imaginaires) ! Mais plus sérieusement, leur génie propre me semble résider dans une infinie faculté d’adaptation aux contextes géographiques et culturels les plus divers : la valeur par laquelle se signale ce genre cosmopolite et passe-muraille par excellence, en définitive, c’est sa plasticité, cette capacité sans pareille à se régénérer au fil de sa transmission, en mêlant à un principe vertical de continuité thématique (les mêmes historiettes animalières se retrouvent, semblables à elles-mêmes, d’un recueil à l’autre) une série de synthèses successives, de transformations et de métamorphoses de sa dynamique générique par contamination avec divers modèles (formes poétiques diverses et variées, livres d’emblèmes et de devises, herméneutique mythologique ou exégèse biblique…).

Comment expliquer, pour vous citer, « leur séduction aussi pérenne qu’universelle » ?

A.B. Le « pouvoir des fables », pour reprendre le titre d’un apologue de La Fontaine, tient d’abord au charme qu’exerce tout récit plus ou moins bref qui, à la faveur de la tension dramatique générée par le déroulement de son intrigue, fût-elle minimaliste, éveille la curiosité et l’attention. Au pouvoir intrinsèque du récit, la fable ajoute de surcroît les séductions d’un univers chimérique, à tous les sens du terme, à la fois vraisemblable et merveilleux : on sait que le genre tire ses meilleurs effets de l’hybridité conventionnelle de ses acteurs mi-hommes, mi-bêtes. Les animaux y sont doués de parole tout en étant représentés « au naturel », sans dérogation majeure aux mœurs que peut leur supposer un observateur humain. On lit ainsi dans un manuel scolaire du Ier siècle de notre ère : « On ne dira pas, par exemple, que le rat voulut être le roi des animaux, ou que le lion se fit prendre dans une cage attiré par l’odeur du fromage ». Au cœur même d’un univers vraisemblable, la parole prêtée aux animaux vient semer le trouble du merveilleux et stimuler l’imagination du lecteur, en conférant au genre le charme d’un rêve éveillé.

J.B. Oui, et le plaisir de leur lecture tient aussi au principe même de l’allégorie, au déchiffrement final du récit, à son « décryptage » en termes éthiques ou politiques. Chaque fable se présente ainsi comme une énigme à élucider : les moralités inscrites après les apologues proposent des exemples de déchiffrement, mais tout lecteur est libre d’en enrichir les suggestions et de tirer ses propres conclusions. On constatera bien vite, d’ailleurs, que les moralités conservées dans les manuscrits paraissent parfois d’une authenticité douteuse (si tant est que la notion d’authenticité ait un sens à propos de ce type de texte dont la « variance » est extrême) : de ce point de vue, les fables sont un perpétuel work-in-progress et il revient au lecteur d’en améliorer la « leçon » (philologique aussi bien que morale) !

 

Pourriez-vous nous citer vos fables préférées ? Pourquoi ce choix ?

A.B. Les fables qui m’amusent le plus sont sans doute celles qui redoublent leur vocation morale d’une ambition étiologique, c’est-à-dire les récits, qui sur le modèle d’une partie de la mythologie antique, prétendent expliquer la « cause » (aitia) d’une réalité notable ou insolite. Par exemple : pourquoi les abeilles meurent-elles après avoir piqué ? (fable 163) Pourquoi les légumes d’un potager, qui bénéficient pourtant des soins attentifs d’un jardinier, poussent-ils moins bien que ceux qui se développent en pleine nature ? (fable 119) Parmi bien d’autres… (fables 3 « L’aigle et l’escarbot » ; 103 « Zeus et les artisans » ; 105 « Les âges de l’homme » ; 106 « Zeus et la tortue » ; 108 « Zeus et les hommes » ; 109 « Zeus et la pudeur » ; 166 « La fourmi »…). Mais j’avoue avoir aussi un petit faible pour certaines fables inattendues, un peu décalées, dont on ne sait trop comment interpréter la rugueuse naïveté – je pense par exemple à la fable 54, intitulée « Les escargots ». En voici le texte, qui se passe de commentaires, dans la traduction de Julien : « L’enfant d’un paysan faisait rôtir des escargots. Mais comme il les entendait crépiter, il s’exclama : “Sales bêtes ! Vos demeures brûlent, et vous chantez ?” La fable montre que tout ce qui est fait à contretemps mérite le blâme. »

J.B. Je dois dire que je partage ce faible pour les fables un peu déconcertantes, comme celles qui associent des animaux qui n’ont aucune chance de se croiser dans la nature (145 « Le lion et le dauphin », par exemple) ou, dans un autre registre encore, « Le castor » (118) : la manière abrupte d’amener l’analogie entre instinct animal et mœurs humaines, le télescopage inattendu entre les sciences naturelles et la leçon morale créent un décalage plutôt comique. Mais je préfère tout de même les fables un peu plus subtiles, notamment celles qui mettent en scène un retournement de situation à la fois plaisant et moral. Je pense par exemple à « La vieille et le médecin » (57), où un médecin qui croit pouvoir voler impunément une vieille femme malvoyante se voit finalement dénoncer par celle-ci, mais en toute ingénuité ; la vieille refuse de le rémunérer en affirmant que le traitement a été inefficace et déclare face aux juges : « Car dans le temps, je voyais tout ce qu’il y avait dans la maison, tandis qu’à présent je ne vois plus rien ! » J’apprécie enfin tout particulièrement les deux fables en vers (260, 272), parce que j’ai eu grand plaisir à les traduire, de même que « Le renard et la panthère » (12), qui repose sur un habile jeu de mots.

Votre travail est un travail à quatre mains : comment ce projet est-il né et comment avez-vous réparti les tâches ?

A.B. Le projet d’une nouvelle édition des fables remonte à dire vrai à mes recherches de Master : en me lançant, en 2008, dans la généalogie des Fables de La Fontaine, j’ai peu à peu pris conscience de la complexité de ce que l’on avait coutume d’appeler les Fables d’Ésope. Les éditeurs de La Fontaine avaient tendance à y renvoyer, en guise de sources des apologues du poète français, comme à des textes stables, œuvres d’un auteur unique et bien identifié dont il était semble-t-il possible d’analyser le style et les intentions esthétiques ou morales. On comparait donc les mérites respectifs d’Ésope et de La Fontaine, en vantant le talent avec lequel ce dernier était parvenu à parer de somptueux atours celle qui n’était, sous la plume de son prédécesseur grec, qu’une humble « Cendrillon » au royaume des Belles-Lettres (pour reprendre une formule inspirée de Jean Giraudoux).

La nécessité de remonter aux sources de l’apologue m’avait toutefois conduit à délaisser pour un temps la critique spécifiquement consacrée à La Fontaine pour m’intéresser aux travaux des historiens de la fable : j’ai naïvement ouvert les sommes érudites qu’un Francisco Rodríguez Adrados, un Morten Nøjgaard ou un Ben Edwin Perry avaient consacrées à la tradition ésopique, et me suis aperçu que la transmission du corpus fabuleux, loin d’être aussi linéaire et stable qu’elle semblait l’être aux yeux des fontainiens, était en réalité un écheveau très complexe et enchevêtré. Aucun d’entre ces historiens ne parlait d’ailleurs de « Fables d’Ésope » : il était question des « fables anonymes grecques », des « fables de la collection Augustana », des textes de la « recension III-Accursiana »… Bref, d’un ensemble divers de collections de fables anonymes composées à des époques variées. C’était dire que les recueils publiés en France sous le titre conventionnel de « Fables d’Ésope » n’étaient pas l’œuvre homogène d’un auteur unique… Or rien de tout cela ne figurait clairement dans les préfaces ou les introductions des éditions d’Ésope destinées au grand public, comme s’il ne s’agissait que d’informations très secondaires, érudites, uniquement susceptibles d’intéresser les philologues soucieux de parfaire l’établissement du texte. Aux yeux d’un spécialiste de La Fontaine, il s’agissait pourtant d’informations très importantes, susceptibles de bouleverser les usages traditionnels de la critique des sources du poète français. Quel sens pouvait-il bien y avoir, par exemple, à comparer une fable de La Fontaine avec un texte rédigé par une main anonyme, sans aucune intention esthétique, et qui avait d’ailleurs très peu de chance de lui avoir servi de source sous sa forme originelle en raison même du nombre très important de médiations et de métamorphoses qu’il avait connu au fil de sa transmission ?

À la fin de mon Master, mon directeur de recherche (qui est aussi celui de Julien) – Patrick Dandrey – m’a donc proposé de rédiger un article pour la revue de la Société La Fontaine dans lequel je me proposerais de synthétiser et de « vulgariser » les acquis des historiens de la fable à l’attention des spécialistes de La Fontaine. L’article fut publié en 2009 sous le titre « Les fables d’Ésope : une œuvre sans auteur ? » : d’une certaine façon, c’est cet article qui a été le point de mes recherches doctorales (La Fontaine et la fable ésopique. Genèse et généalogie d’une filiation ambiguë, 2018), et c’est lui aussi qui a donné l’impulsion au projet d’une nouvelle édition des fables anonymes grecques attribuées à Ésope. Sur le conseil de Patrick Dandrey, j’en ai soumis l’idée à Jean-Yves Tadié et à Blanche Cerquiglini qui ont accepté d’accueillir l’ouvrage dans la collection Folio Classique. Seulement voilà, une nouvelle édition des fables grecques (à laquelle très vite s’est adjoint le projet d’une édition de la Vie d’Ésope, qui n’avait jamais été publiée dans une collection de poche) supposait également une nouvelle traduction des textes, et si je connaissais plutôt bien l’histoire de la tradition ésopique, je n’étais pas helléniste… Il fallait donc trouver un traducteur !

J.B. La répartition des tâches a donc été assez simple : à Antoine la rédaction de la préface, l’annotation du texte et la constitution du dossier ; à moi la traduction du texte grec – étant entendu que nous nous sommes l’un et l’autre relus. Les fables n’étaient pas à proprement parler difficiles à traduire : il s’agit d’une langue assez pauvre et répétitive, le véritable défi était donc d’en proposer une traduction fluide et agréable à lire. Dans la mesure où le texte grec ne figure pas dans cette édition qui vise un large public, notamment scolaire, j’avais la possibilité de m’en émanciper pour proposer une « belle infidèle » ; ce n’est pourtant pas la voie que j’ai choisie. Au risque d’obtenir un « fidèle laideron » (j’espère tout de même que ce n’est pas le cas !), je me suis astreint à rester proche du texte d’origine afin de conserver cette « rugueuse naïveté » dont parlait Antoine : elle est à mes yeux constitutive des fables ésopiques, qui tiennent en grande partie de là leur saveur si particulière. La « Vie d'Ésope » est en revanche un texte plus élaboré ; certains passages, comme la description du locus amoenus où Ésope se repose avant sa guérison miraculeuse (chapitre 6), sont même empreints d’une poésie raffinée. La traduction en était plus difficile, mais aussi plus stimulante !

Qu’est-ce que ces fables ont à nous dire aujourd’hui ?

A.B. C’est le propre des fables que de pouvoir s’appliquer au contexte dans lequel elles sont lues, en faisant oublier celui dans lequel s’enracinait leur composition (à quelques exceptions près). C’est le secret de leur résistance à l’épreuve du temps et de leur force de propagation dans l’espace. Chacune de ses fables continue de porter humblement les leçons d’une sagesse intemporelle qui suscitera en tout lecteur des résonances intimes et des réflexions de portée plus générale, sociale ou politique. En voici un exemple, à méditer : « Le pêcheur qui battait l’eau » (fable 26) : « Un pêcheur pêchait dans une rivière. Ayant tendu ses filets d’une rive à l’autre en travers du courant, il attacha une pierre à une corde de lin et se mit à en battre l’eau pour que les poissons, fuyant à l’aveugle, se jettent dans les mailles. L’un des habitants de la contrée, en voyant son manège, le blâma de troubler la rivière et de les empêcher de boire une eau limpide. “Certes, répliqua l’autre, mais si je n’agite pas ainsi la rivière, je n’ai plus, moi, qu’à mourir de faim”. De même, en politique, les démagogues prospèrent d’autant plus qu’ils ont conduit leur patrie à la guerre civile. » Comprenne qui voudra !

 

Dans la même chronique