A l'occasion de la parution de la magnifique édition de l'Eloge de la folie d'Erasme, La Vie des Classiques vous offre un entretien exclusif avec Jean-Christophe Saladin qui en a assuré la traduction.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter
Jean-Christophe Saladin : En toute modestie : Doctor Saladinus Parrhisiensis, comme les « hommes obscurs » du sympathique Ulrich von Hutten. C’est étonnant comme le titre de docteur vous donne de l’autorité.
L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre formation ?
J.-C. S. : Des rencontres en chair et en os, toujours : un père à tendance polyglotte qui adorait déchiffrer les inscriptions sur les monuments ; une marraine (Marie Helmer) qui passa sa vie sur les traces des Indiens des mines d'argent de Potosi ; un voisin peintre hongrois (Simon Hantai) fils de paysans dont la bibliothèque occupait la moitié de l'atelier ; un autre voisin diplomate arabisant (Pierre Lafrance), infatigable voyageur dans l'espace et dans le temps ; enfin, un historien helléniste très engagé politiquement (Pierre Vidal-Naquet), qui menait ses propres recherches et celles de ses élèves avec la rigueur et le flair d'un juge d'instruction (Qui a écrit ce texte ? Traduit de qui ? Imprimé chez qui ? À partir de quel manuscrit ?).
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L.V.D.C. : Quelle a été votre formation intellectuelle?
J.-C. S. : Pour dire vite : une maîtrise de Philosophie chez Ricoeur-Lévinas, puis quelques années plus tard l'école du Théâtre national de Strasbourg, et encore quelques années plus tard l'EHESS et un doctorat d'Histoire dirigé par Pierre Vidal-Naquet. Je préciserai pour les jeunes que les métier de correcteur, puis de directeur de collection sont pour moi des universités permanentes, obligeant à lire (et à comprendre) des dizaines de livres chaque mois, et pas toujours ceux que l'on aurait choisis, ce qui aide à relativiser les doctrines établies.
L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et grec que vous avez traduit/lu? Quel souvenir en gardez-vous ?
J.-C. S. : Le Pater Noster et le Credo que je récitais bravement — sans en comprendre un mot, mais cela sonnait si bien ! — du haut de mes six ans (boucles blondes, soutane rouge et surplis blanc, enfant de chœur à Saint-Joseph-des-Épinettes) devant les fidèles admiratifs. J'en ai gardé le souvenir d'une langue étrange, à la fois familière et incompréhensible, mais tellement importante. Pour le grec, c'était évidemment Kyrie Eleison, mais, comme dit Érasme, je croyais que c'était du latin, et le curé aussi.
L.V.D.C. : Comment avez vous « rencontré « Erasme ?
J.-C. S. : D'où ma stupéfaction le jour où, préparant ma thèse sur "La bataille du grec à la Renaissance", j'ai lu qu'Érasme avait osé changer le texte du Pater Noster (traduit du grec par ses soins). Sacrilège caractérisé ! J'ai voulu en savoir plus (Vidal-Naquet avec son esprit d'enquêteur m'encourageait à tirer le fil) et j'ai fini par comprendre qu'Érasme avait été l'un des principaux acteurs du retour du grec à la Renaissance, provoquant une révolution majeure dans la culture européenne. Lui qui était toujours représenté comme une sorte d'érudit de cabinet moralisateur, un peu impuissant et marginal face à son époque. Surprenant, non ?
L.V.D.C. : Vous êtes à l’origine de l’incroyable aventure des Adages : pourriez-vous raconter?
J.-C. S. : Je rencontrais des références aux Adages à chaque page des auteurs que j'étudiais, mais l'ouvrage était introuvable (sauf quelques extraits). J'ai voulu en avoir le cœur net et j'ai réussi, non sans peine, à en consulter une édition à la Bibliothèque nationale. Grosse surprise : ce livre énorme (in-folio d'un millier de pages écrit en caractères minuscules sur deux colonnes, avec un tiers en grec, et qui s'ouvre par une centaine de pages d'index variés) n'a jamais été traduit en aucune langue moderne. Comment résister à la tentation ? Caroline Noirot, qui vient de succéder à Michel Desgranges à la direction des Belles Lettres, accepte le pari (elle a hérité de son goût pour les projets fous), "à condition que ce soit bouclé en trois ans, sans quoi on s'enlisera dans les marécages des éditions centenaires qui ne se terminent jamais." L'affaire est lancée un soir de concours de déclamation latine sur la scène de l'Alliance française. Je demande au public si quelques latinistes sont prêts à tenter l'aventure. Une dizaine de doigts se lèvent. Ils seront rejoints par une cinquantaine d'autres qui se soumettront aux 3 règles de la confrérie des "adagiomanes" : tutoiement obligatoire ; A corrige B et B corrige A (l'agrégé et le débutant sont logés à la même enseigne...) ; on traduit les vers latins ou grecs en vers français — ce qui ne fut pas le moindre défi. L'éditeur joue la partie à fond (papier et typographie luxueux) et tout le personnel des Belles Lettres corrige les dernières épreuves des cinq volumes, jusque sous le sapin de Noël. Ce furent nos travaux d'Hercule (adage 2001).
L.V.D.C. : Aujourd’hui vous publiez une magnifique édition de l’Éloge de la folie : comment est né ce projet?
J.-C. S. : Quelques mois avant la parution des Adages, l'éditrice Diane de Selliers me propose de collaborer à une magnifique édition illustrée de l'Éloge qu'elle publie simultanément (2011), sans que j'aie le temps d'en faire une nouvelle traduction, ni celle des notes de Listrius, qui sont essentielles à la compréhension du texte. Comme aucune édition bilingue n'en a été publiée depuis près d'un siècle, c'est le moment de saisir l'occasion par les cheveux (adage 2001). Caroline Noirot décide alors de programmer les deux autres "incontournables" d'Érasme (L'Éloge, Les Conversations) en "beaux livres" reliés. Voici L'Éloge. Les Conversations sont en chantier chez Oliver Sers. Je grille d'impatience.
L.V.D.C. : Quelle vision du monde traduit cet éloge et peut-on la comprendre ?
J.-C. S. : Érasme est avant tout un génie de la dérision, qu'il tient du grec Lucien de Samosate : toute autorité est humaine et doit donc rendre des comptes. Après sa mise à l'Index des livres interdits, les Lumières sauront s'en inspirer. Une règle de prudence, cependant : on ne nomme personne, car un satiriste mort est un mauvais satiriste (Éviter d'irriter les frelons, adage 60). Ceux qui se sentent visés — moines, princes ou théologiens — n'auront qu'à s'en prendre à eux-mêmes.
L.V.D.C. : Quelle est cette folie, on a dû mal à imaginer un vénérable humaniste fou?
J.-C. S. : C'est la folie au sens de "Viens, chérie, ce soir on va faire des folies !" Mais curieusement, après avoir moqué les ridicules des hommes pendant la moitié de son discours, la Folie préconise avec le plus grand sérieux l'apprentissage de l'extase mystique — comme quoi, sous son bonnet à grelots, l'humaniste tourmenté pointe le bout de l'oreille (comme le roi Midas, adage 267)
L.V.D.C. : Pourquoi s’y intéresser aujourd’hui ?
J.-C. S. : Parce que la Folie est d'une drôlerie extraordinaire et une styliste virtuose (voir son utilisation de la double négation pour rouler les théologiens dans la farine). Elle met en pratique les quatre règles de l'écriture érasmienne : brièveté, variété, humour et poésie (métaphore). Tout est dit ! Et puis, je dois avouer que, depuis l'aventure des Adages, j'éprouve un plaisir intense à me perdre à la poursuite d'Érasme dans la forêt de la culture antique qu'il a lui-même explorée pour nous.
L.V.D.C. : A quoi ressemble votre bibliothèque ?
J.-C. S. : À un vaste habit d'Arlequin, où les livres des Belles Lettres occupent une place de choix.
L.V.D.C. : Quelle est la part de l’Antiquité ?
J.-C. S. : Une drogue que je pratique depuis l'enfance, comme tant de mes contemporains, devenue un contrepoison aux dogmes et aux fanatismes.
L.V.D.C. : S’il fallait retenir une phrase de l’Éloge, ce serait laquelle ?
J.-C. S. : La dernière : "Applaudissez, vivez et buvez !"