À l’occasion de la parution de sa nouvelle traduction des Magiciennes et autres idylles de Théocrite aux éditions Gallimard, Pierre Vesperini nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour nous raconnter la poésie théocritéenne et les mécaniques de la traduction.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Pierre Vesperini : C'est toujours difficile car je ne suis spécialiste de rien, et je ne me sens ni vraiment antiquisant, ni vraiment historien. Le mieux est peut-être de me présenter par mon métier, qui est celui de chercheur au CNRS. C'est-à-dire que je suis rémunéré par mes concitoyens pour consacrer mon temps à la recherche. C'est une chance, un honneur et une énorme responsabilité. Sur quoi porte ma recherche ? La seule réponse qui me conviendrait serait : les hommes. Qui sont-ils ? Que font-ils ? Comment pensent-ils ? Que fut leur passé ? Où va leur histoire ? Et comme je ne raisonne jamais dans l’abstrait, je cherche des réponses à ces questions dans des enquêtes empiriques, qui jusqu’à présent se situaient généralement dans l’Antiquité.
L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ?
P.V. : Il y a eu bien des rencontres dans ma vie. Les livres, d’abord. Personne ne sait exactement comment j’ai appris à lire. Il semble que je me le sois appris à peu près tout seul, en bricolant avec les réponses qu’on donnait ici et là à mes questions. Je n’en ai évidemment aucun souvenir. Mais je me rappelle cette passion pour les livres, qui est toujours là. Ces livres étaient de véritables compagnons. Je sais que l’image est éculée, mais je prie nos lecteurs de croire que, dans mon cas, elle correspond à une sensation réelle.
Après les livres, il y a eu un très grand nombre de personnes qui ont été déterminantes dans ma formation : beaucoup d’enseignants, du primaire au secondaire, qui étaient tous remarquables, voire exceptionnels, l’éditeur Rudolf Rach, directeur de L’Arche, dont j’ai été l’assistant pendant mes études, et bien sûr Florence Dupont, ma directrice de thèse. Je m’arrête ici.
Rencontres de papier : difficile à dire. J’ai toujours lu énormément, et comme Pline l’Ancien je crois que même dans un mauvais livre on peut rencontrer quelque chose de décisif. Mais certains auteurs m’ont profondément marqué : Voltaire, Hugo, Flaubert, Nietzsche, Bourdieu, Foucault, Jung par exemple.
L.V.D.C. : Quelle a été votre formation intellectuelle ?
P.V. : J’ai l’impression de m’être formé sur le tas, en lisant énormément.
L.V.D.C. : Pourquoi avoir choisi l’Antiquité, comment est née la passion ? Et comment avez-vous « entretenu la flamme » ?
P.V. : Je n’avais pas de prédilection particulière pour l’Antiquité, car j’aimais tout autant les autres périodes de l’Histoire. Mais comme j’avais beaucoup de facilités en grec et en latin, je pensais que le choix des Lettres Classiques allait me permettre de garder du temps pour m’intéresser à tout le reste. Je ne pensais d’ailleurs pas beaucoup. J’ai choisi l’Antiquité à une époque où je ne savais pas du tout où allait ma vie, et où en plus je découvrais l’amour. On n’est jamais très attentif dans ces occasions. Aujourd'hui, je me demande si mon choix n’était pas dicté à mon insu par une sorte de bon démon. Car c'est la connaissance de l’Antiquité qui me permet aujourd'hui de réfléchir sur la suite de l’Histoire, du Moyen Âge à nos jours.
Quant à la flamme : j’aime votre image. Je sens réellement cette flamme en moi. Je n’ai pas eu à l’entretenir. J’ai plutôt l’impression que c'est elle, d’une certaine façon, qui m’entretient, avec d’autres.
L.V.D.C. : Comment vous est venu à l’idée de proposer une nouvelle traduction des « Magiciennes » ?
P.V. : Comme je le raconte dans la préface, Théocrite était au programme de l’agrégation de lettres classiques à l’époque où je l’ai passée. Or, comme vous le savez, c'est un auteur dont la langue est extrêmement difficile. J’ai voulu me familiariser avec elle en le traduisant pour moi. Et j’en suis, disons, tombé amoureux. J’ai lu ma traduction autour de moi, j’ai vu qu’elle plaisait, et j’ai pensé que, dès que j’en aurais le temps, je la reprendrais pour la publier.
L.V.D.C. : Quels autres poèmes avez-vous choisis et pourquoi ?
P.V. : Oui, j’aurais dû préciser que tous les poèmes de Théocrite n’étaient pas au programme de l’agrégation. J’ai ajouté des poèmes permettant de donner l’idée la plus large possible de sa palette, qui dépasse la seule bucolique (même s’il n’était pas question de nier son importance). J’ai donc ajouté un poème homo-érotique, « L’insuffleur », un poème mythologique, « Hylas », un poème qui joue manifestement avec la tragédie, « Les Bacchantes », un poème qui se passe sur le rivage de la mer, « Les pêcheurs », et un poème bucolique d’une grande violence, « L’Oaristys », qui dépeint le viol d’une bergère par un berger. Cette pièce était l’une des plus célèbres de Théocrite. Chénier l’a traduite et toute une polémique s’en est ensuivie lorsque Chénier fut mis au programme de l’agrégation. Bref, il y a là un nœud très important. Une part d’ombre. Et en tant que chercheur, les nœuds, les ombres, m’intéressent toujours. Exposer l’ombre à la lumière, c'est une définition possible de ce métier. « L’Oaristys » montre que « bucolique » ne rime pas avec « idyllique ». Dans l’espace bucolique, il se passe aussi des choses terribles.
L.V.D.C. : Vous semblez fasciné par cet auteur, pourquoi ?
P.V. : Je suis fasciné par la beauté de ses vers, parce que je la trouve indéfinissable. Je ne sais pas en parler. J’en éprouve l’effet sans en connaître la cause.
L.V.D.C. : La traduction permet de s’approcher au plus près d’une œuvre et d’un auteur, d’en devenir complice. Quelle « voix » entendez-vous dans Théocrite?
P.V. : Eh bien, justement, dans ce cas, pour développer ma réponse précédente, je ne m’en sens pas du tout complice. Je n’y suis pas arrivé. Quand j’ai traduit Brecht, Grand-peur et misère du IIIe Reich – et c’était vraiment difficile, j’ai dû à plusieurs reprises solliciter les lumières de Rudolf Rach, dont je parlai plus haut – j’ai fini par entendre sa voix, comme vous dites. Aussi parce que j’ai lu sur lui, sur la façon dont il avait travaillé, en accumulant des coupures de journaux, par exemple (un travail extraordinaire, comparable à celui de Victor Klemperer). Dans le cas de Théocrite, je ne sais rien. Donc, j’ai eu beau travailler, je ne m’en suis jamais senti plus familier pour autant. Je dirai même que plus j’ai travaillé, plus je me suis senti étranger, plus j’ai pris conscience de mon ignorance. Au lieu de me dire « voilà comment il faut traduire, c'est ça qu’il a voulu dire », je pensais « c'est la traduction qui me paraît la moins fausse ».
L.V.D.C. : Deux mots que nous vous demandons de définir selon votre lecture de Théocrite : « idyllique », « bucolique ».
P.V. : Le mot « idyllique » n’a rien à voir avec notre affaire. Le recueil des poèmes de Théocrite s’intitulait eidullia, qu’on a traduit par « idylles », mais eidullia veut juste dire quelque chose comme « petites images », « petites formes », « petits tableaux ». C'est un titre on ne peut plus neutre. C'est beaucoup plus tard qu’on s’est mis à appeler « idyllique » tout ce qui évoquait le « bonheur bucolique », mais Théocrite n’a jamais célébré le bonheur bucolique. C'est une invention romaine, comme l’a très bien montré Philippe Borgeaud dans ses Recherches sur Pan.
« Bucolique » en revanche est bien une catégorie théocritéenne. Dans le premier poème, il est question de « muse bucolique », c'est-à-dire de la parole chantée des bouviers. Les bouviers valent pour tous les gardeurs de troupeaux, et notamment pour ceux qui sont leurs inférieurs, les bergers puis les chevriers, qui sont situés tout en bas de la hiérarchie pastorale. Théocrite invente donc une poésie profondément lettrée, pénétrée de toute la littérature grecque, mais qu’il installe dans l’espace des troupeaux. Espace sauvage, espace des confins, qu’on appelle en grec eskhatia. Il invente donc une poésie nouvelle, la bucolique, qui va tout de suite avoir un succès fulgurant.
L.V.D.C. : Quel terme grec choisissez-vous de traduire par « Désir » (et non « amour ») et pourquoi ?
P.V. : C'est le terme erôs. Au début, j’avais mis « amour ». Mais qui dira que le berger qui viole la bergère, dans « L’Oaristys », « aime » la bergère ? Qui dira que les Nymphes qui noient Hylas tant elles le trouvent beau, « aiment » Hylas ? Non, c'est bien de désir qu’il s’agit. C'est l’une des puissances, et des puissances violentes, qui gouvernent le monde de la bucolique.
L.V.D.C. : Quelle conception de la nature se lit à travers ces poèmes ? La précision des termes est-elle scientifique ?
P.V. : Je ne peux que vous faire part d’un sentiment : le magnifique livre d’Emanuele Lelli, Pastori antichi e moderni, a montré magistralement que, contrairement au cliché habituel qui représente les poètes hellénistiques en rats de bibliothèques et autres oiseaux enfermés dans la cage des Muses, Théocrite n’était pas un poète de cabinet. Les très nombreux rapprochements opérés par Lelli montrent à mon avis sans aucun doute possible que Théocrite a mis dans ses poèmes tout un univers pastoral qui existait réellement à son époque. Maintenant, évidemment – et Lelli ne le nie pas du tout, du reste –, il n’a pas fait du « réalisme socialiste » et aurait très certainement encouru les foudres de Jdanov. Car cet univers se dit dans une langue qui, tout simplement, n’existe pas. Personne ne parlait ce grec, qui mélange les dialectes, parce qu’il mélange les différentes langues de tout le patrimoine poétique grec, tel qu’il se construisait à Cos et à Alexandrie, dans le sillage des travaux du Lycée.
L.V.D.C. : Vous faites apparaître les sentences du texte (« la misère seule réveille les savoirs », « moi je veux vivre pur et plaire aux purs », « que personne ne juge les dieux », ...) : y a-t-il une philosophie, une sagesse à lire dans les vers de Théocrite ?
P.V. : Je n’y ai jamais pensé. Je pense que ces sentences font partie du « savoir partagé » du monde de Théocrite. Ce sont des maximes sur lesquelles tout le monde est à peu près d’accord. Comme dans toutes les sociétés, d’ailleurs, on observe que beaucoup de ces maximes coexistent avec leurs exacts contraires. Par exemple, vous trouvez au début du « Cyclope » que la musique soulage les souffrances de l’amour, mais dans Daphnis et Chloé (II, 7, 7), un vieux berger répond que la musique n’y fait rien, et que le seul soulagement, c’est « le baiser, l’étreinte, et coucher ensemble corps nu contre corps nu ».
L.V.D.C. : Et quelle conception de l’amour ?
P.V. : Une conception là encore, me semble-t-il, conforme au « savoir partagé » de ce monde : être dans l’érôs, c'est être dans un état d’aliénation. On n’est plus soi-même. On est possédé par un dieu. On se met d’ailleurs du coup, parfois, à courir comme un fou, à aller où les pieds nous emportent, comme la fille anonyme de « Thyrsis », et Héraclès dans « Hylas ». On souffre, on tombe malade de désir. Ou bien ce désir n’est pas soulagé et on se consume jusqu’au bord de la mort. Ou bien on en vient à satisfaire ce désir, et alors de deux façons : soit en faisant violence à l’être désiré, comme c'est le cas dans « Hylas » ou dans l’« Oaristys », soit à l’intérieur d’une relation « consentie » et stable, mais alors la jouissance s’accompagne toujours de douleur, car elle est menacée par l’inconstance ou la cruauté du partenaire, quand elle n’est pas simplement brutalement sectionnée par la mort. En un mot, comme dans la poésie archaïque grecque, Éros est toujours glukuprikos, qu’on traduit trop faiblement par « doux-amer » : c'est ce lieu où le comble de la jouissance est toujours guetté par le comble de la douleur. On est là à des années-lumières de notre idéal de l’amour.
L.V.D.C. : Pour finir, un vers à apprendre par cœur ?
P.V. :
Eh bien !, dit-il, Je veux t’offrir mon bâton, car tu es
Tout entier façonné sur la vérité, enfant de Zeus.
« Façonné sur la vérité », qu’est-ce que ça veut dire exactement ? Je ne sais pas. Mais je trouve l’expression, pour désigner quelqu'un de droit dans sa conduite et d’exigeant dans son art, merveilleuse.