À l’occasion de l'exposition Le Voyage des Musiciens. Deux siècles d’échanges franco-grecs à la Galerie des Antiques de la Villa Kérylos (13 juin - 17 octobre 2021), Christophe Corbier et Vassiliki Mavroidakou-Castellana nous font l'honneur d'un entretien exclusif pour nous raconter l'amitié musicale et photographique franco-grecque.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Christophe Corbier : Passionné par la musique et par la culture grecque depuis toujours, je mène des recherches au CNRS qui me permettent de les unir. Dans mes travaux scientifiques, je me suis intéressé en particulier à la façon dont la musique grecque antique a pu être comprise par des philosophes et des théoriciens comme Rousseau, Nietzsche ou Barthes, ainsi que chez un ami de Théodore Reinach, le compositeur et helléniste Maurice Emmanuel (1862-1938). Ce qui m’a conduit à tourner mes regards vers la vie musicale dans la Grèce contemporaine et à observer la façon dont on en a rendu compte en France, dans la perspective des fameux « transferts culturels ».
Vassiliki Mavroidakou-Castellana : Chargée des actions culturelles et pédagogiques à la Villa Kérylos, je suis passionnée par les images comme témoins des histoires nationales, locales, personnelles. Dans mon premier livre, Visages d’Athènes, on découvrait l’histoire d’Athènes et de ses habitants à travers les photographies d’un des plus grands collectionneurs, Haris Yiakoumis. J’ai organisé une exposition en 2015 à la Villa Kérylos après la parution de ce livre. Les liens entre les photographies des fêtes traditionnelles et des musiciens, qui sont parmi les sujets préférés des photographes grecs, m’ont fait commencer à travailler sur l’identité régionale et en même temps multiculturelle de ces fêtes.
L'Andron, salon réservé aux hommes |
Le péristyle |
LVDC. : Vous proposez aujourd’hui au public un somptueux échantillon de photos autour du thème du Voyage des musiciens, pourquoi ce thème et pourquoi à la Villa Kérylos ?
CC. : En France, la musique grecque antique est connue par un public assez restreint de spécialistes, même si ces dernières années, des chercheurs français ont diffusé plus largement les connaissances actuelles en matière d’archéologie et de reconstitutions sonores dans des documentaires et des expositions. Notre idée, cependant, était de dépasser le cadre de l’Antiquité et de montrer la richesse et l’étendue des échanges franco-grecs dans le domaine musical depuis le XIXe siècle. Des échanges souvent étudiés en Grèce, mais peu connus en France : que sait-on de Bourgault-Ducoudray, de Maurice Emmanuel, d’Hubert Pernot, ou des musiques militaires au-delà du cercle des connaisseurs ? Par ailleurs, les photographies étaient l’un des meilleurs témoignages de ces relations, qui perdurent jusqu’à nos jours.
VMC. : La musique a toute sa place à la Villa Kérylos en raison du goût de son fondateur, Théodore Reinach, qui a choisi pour les fresques de nombreux mythes liés à la poésie et à la musique. Mais le visiteur, trop souvent, ne fait pas le lien entre la Grèce de l’Antiquité, qu’on pourrait presque dire parfois « momifiée », et la Grèce d’aujourd’hui avec des cultures, des sons, des danses et une poésie qui invitent au voyage. Le fil conducteur pour lier l’Antiquité avec la Grèce d’aujourd’hui était donc la musique et les musiciens grecs et français qui, tout comme Théodore et Salomon Reinach, ont voyagé et travaillé dans les deux pays. Il nous a enfin semblé nécessaire de montrer ces liens lors de l’année de la commémoration de la révolution grecque de 1821 : pour nous, c’était une évidence.
LVDC. : À qui s’adresse cette exposition ?
VMC. : À tous les visiteurs qui sont curieux de connaître ou de redécouvrir des échanges franco-grecs illustrés par Nana Mouskouri comme par Maurice Ravel, par Iannis Xenakis comme par Georges Guétary. Toute personne qui aime la Grèce pourra aussi obtenir des informations sur les musiques traditionnelles, les opérettes, le rébétiko, la musique contemporaine, mais aussi sur l’histoire des Grecs qui ont connu l’exil, la pauvreté, la dictature. On découvre également les multiples voyages des musiciens français et grecs entre les deux pays. Après les philhellènes du XIXe siècle, les musiciens inspirés par l’Antiquité trouvent toujours, chez les Grecs des diverses régions du pays, des émotions, des rythmes, des sons nouveaux qui les passionnent et qu’ils enregistrent souvent.
LVDC. : Quelles en sont les pièces maîtresses ?
VMC. : Je pense aux magnifiques photographies de Kostas Balafas (1920-2011), l’un des plus grands photographes grecs du XXe siècle, qui a photographié un monde traditionnel avant qu’il ne disparaisse ; à la photographie inédite de Mikis Théodorakis, Jean-Paul Sartre et Gisèle Halimi par Roger Pic en 1965 ; à la photo de Maria Callas dans Tosca la même année, qui nous a servi d’affiche…
CC. : On peut évoquer encore les photographies de Jacques Lacarrière, qui s’est intéressé aux musiques traditionnelles, et les photographies si vives de Willy Ronis, qui a fait plusieurs fois le voyage en Grèce. Ajoutons cependant qu’à côté des photographies, nous avons exposé des documents très rares : deux lettres de Camille Saint-Saëns et de Kostis Palamas, une partition du musicologue grec Konstantinos Psachos et du compositeur franco-belge Armand Marsick, qui ont noté une chanson traditionnelle du Péloponnèse en 1910, un album de Maurice Emmanuel contenant des clichés chronophotographiques de danses antiques réalisés dans la Station d’Etienne-Jules Marey en 1893-1894, sans oublier les figures du théâtre d’ombres grec connu sous le nom de Karaghiozis…
Nelly's, Mona PAIVA devant l'Acropole, |
Kostas Balafas, danseurs traditionnels, |
LVDC. : Comment est né le projet ?
VMC. : Nous nous sommes rencontrés lors d’un colloque à la Villa Kérylos en 2016. En discutant, nous avons remarqué que nous partagions la même envie de faire connaître un monde grec plus vivant à certains égards que le musée de la Villa Kérylos, un monde où les traditions populaires étaient encore vivaces et sur lequel nous nous posions beaucoup de questions. Croisements, échanges, catastrophes, métissage. La musique du côté de Christophe et la danse et le chant de mon côté nous ont paru offrir des points communs importants pour lancer nos recherches, qui se sont portées rapidement sur les archives musicales et photographiques en Grèce.
Tout d’abord, à Kastoria, une petite ville au nord de la Grèce. Lors d’un voyage, nous nous sommes aperçus que tout le monde chantait et que très peu de choses avaient été faites sur les fêtes traditionnelles. Nous avons voulu mettre en avant, pour un public francophone, des histoires en musique et en images lors d’une exposition. La transmission du savoir et le besoin de partager ces mondes riches et différents dans ce lieu magique qui est la Villa Kérylos est devenu une évidence. Avec le soutien de l’Ecole française d’Athènes et avec Panagiota Anagnostou, qui en est actuellement membre scientifique, nous avons alors voulu raconter nos recherches, nos coups de foudre, nos échanges, le tout dans un livre, Le Voyage des Musiciens. Deux siècles d’échanges franco-grecs, éditions In Fine, Paris, 2021.
Présenter des photographies de Cartier-Bresson, de Nikos Economopoulos et de bien d’autres photographes connus ou anonymes était la suite toute naturelle de l’exposition.
LVDC. : Quel est le rapport de Théodore Reinach et de la Villa Kérylos avec la musique grecque ?
CC. : Évoquer le rapport de Théodore Reinach avec la musique grecque antique nécessiterait de très longs développements… A partir du moment où Reinach a édité les hymnes delphiques à Apollon en 1893-1894, on ne compte pas les articles qu’il a consacrés à ce sujet jusqu’à sa mort en 1928. Mais ce savoir était la base d’un programme plus vaste : faire renaître la musique et la poésie de la Grèce antique, dont Reinach pensait qu’elles étaient toujours capables d’émouvoir le public et de nourrir la création contemporaine. C’est là que réside le rapport avec la Villa Kérylos. Après avoir conçu, avec Emmanuel Pontremoli, une demeure moderne inspirée par l’architecture antique, Reinach a voulu faire de même au théâtre en imaginant des pièces avec orchestre et chanteurs à partir de textes de Sophocle et d’Eschyle : La Naissance de la lyre, avec le compositeur Albert Roussel en 1925 (le livret en est exposé dans une vitrine à la Villa Kérylos), et Salamine avec son ami Maurice Emmanuel. Il ne verra pas la création de cette dernière œuvre, qui a eu lieu en 1929 à l’Opéra de Paris, quelques mois après sa mort. Mais le projet de Reinach est cohérent : provoquer une renaissance de l’Antiquité dans les arts au début du XXe siècle. Il faut bien reconnaître toutefois qu’il n’a pas connu le même succès dans le domaine lyrique…
LVDC. : Est-ce que Maria Callas est venue à la Villa ?
CC. & VMC. : Pas à notre connaissance. Elle a habité à Monaco entre 1960 et 1967 mais nous ne savons pas si elle est venue à la Villa Kérylos.
LVDC. : Pour finir, s’il fallait choisir, une raison de venir voir l’expo et la Villa en ce moment ?
CC. & VMC. : Pour faire un voyage musical et en images hors du temps. Entre les surprises et l’émotion qui s’empare de lui, le visiteur reste stupéfait des liens forts et inexplicables entre la Grèce et la France. Un peu comme si on suivait les pas de Théodore Reinach de l’Antiquité vers une Grèce actuelle, riche, complexe, et fascinante pour bien des Français.
Cette exposition a reçu le soutien du CMN et de l’administrateur de la Villa Kérylos, Monsieur Antide Viand, de l’association des amis de la Villa Kérylos, de l’Ecole Française d’Athènes, du consulat de Grèce à Monaco et du CNRS.
La Villa Kérylos
Crédit photo : Colombe Clier/CMN