À l’occasion de la parution du Grand livre des mythes grecs aux éditions Les Belles Lettres, Pierre Sauzeau, qui s’est fait aède pour l’occasion, nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour déployer sous nos yeux l’infinie variété des récits mythologiques.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter en quelques mots ?
Pierre Sauzeau : Un ancien prof de collège et de lycée, un vieux prof d’Université, finalement un éternel étudiant, partagé entre diverses spécialités – de l’histoire à la linguistique –, toutes nécessaires à l’étude d’Homère, de la mythologie grecque et de la mythologie comparée.
L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ? Quelle a été votre formation intellectuelle ?
P. S. : Ma famille a toujours été passionnée par l’histoire, l’archéologie, les voyages, les littératures anciennes. Au cours de mes études consacrées aux langues et à l’histoire de l’Antiquité, j’ai fréquenté ou rencontré des maîtres comme P. Veyne, M. Casevitz, P. Vidal-Naquet, J.-P. Vernant, G. Nagy, F. Létoublon et mon ami A. Moreau.
Mon grand regret est de n’avoir jamais rencontré Cl. Lévi-Strauss ni G. Dumézil, dont les livres, lus et relus, occupent un rayon de ma bibliothèque.
L.V.D.C. : Vous souvenez-vous du premier texte latin et/ou grec que vous avez lu ou traduit ?
P. S. : J’ai lu l’Odyssée dans la traduction de Bérard quand j’avais une dizaine d’années. Par la suite je me souviens d’avoir traduit des extraits de l’Epitome de mythologie et du De Viris, puis de Xénophon et d’Hérodote ; comme tous les enfants, j’ai aimé ces grandes aventures, et pris un intense plaisir à découvrir le sens d’une phrase derrière ces mots inconnus, à apprivoiser ces langues si anciennes. J’ai toujours aimé, et j’aime toujours l’art de la traduction. J’ai d’ailleurs publié aux Belles Lettres, en compagnie de ma sœur Jacqueline, la traduction des Fables antiques. À mes moments perdus, je traduis l’Odyssée, mais je n’ai guère de moments perdus…
L.V.D.C. : Vous avez consacré votre carrière universitaire à l’étude des poèmes homériques et des mythologies anciennes : comment vous sont venues ces passions ?
P. S. : Tout vient de l’enfance, bien sûr ; des lectures, mais aussi des voyages avec mes parents, en camping avec la Peugeot 403, de la Provence à Pompéi, d’Ithaque à Olympie et à Termessos. C’est pourquoi on lit en épigraphe de mon ouvrage ces phrases de Séféris :
« J’ai joué dans le stade antique, sur la terre foulée par les dieux et les héros. J’ai entendu les pierres raconter au vent les mythes et les légendes. »
(Discours de réception du prix Nobel de littérature, 1967)
Pour moi, les mythes sont indissociables des paysages, des montagnes, des îles, et des noms qui les évoquent. Plus tard, ma curiosité s’est élargie aux mythes et aux épopées d’autres cultures proches ou lointaines, comme celles du nord de l’Europe ou celle de l’Inde ; nous avons ainsi proposé, mon frère André et moi, un élargissement de la théorie dumézilienne des « fonctions » indo-européennes (La Quatrième fonction, aux Belles Lettres).
L.V.D.C. : Vous publiez, aux éditions Les Belles Lettres, un très bel ouvrage intitulé Le grand livre des mythes grecs : comment est né ce projet d’envergure ? Était-ce un défi de raconter toute la mythologie grecque en un volume ?
P. S. : Les Belles Lettres m’ont proposé de rédiger ce grand récit destiné à un vaste public, pour le plaisir et l’instruction du lecteur, sans commentaires ni références complexes. Il a fallu, pour ne pas dépasser des limites raisonnables, éliminer de nombreuses versions intéressantes et méconnues, choix cruel ! L’ouvrage s’organise selon quelques grands thèmes – l’amour, la mort, la mer etc. – et selon les cycles héroïques régionaux (mythes de Thèbes, d’Argos etc.) ou panhelléniques (Argonautes, guerre de Troie…). Bien entendu, on ne trouvera pas dans cet ouvrage la totalité des mythes grecs : ce serait une prétention insoutenable, mais, au moins, un tableau d’ensemble cohérent, sans être trop pesant.
L.V.D.C. : Vous faites écho, dans votre postface, à l’œuvre des mythographes anciens, tel pseudo-Apollodore et sa Bibliothèque : peut-on retrouver une dimension encyclopédique ou anthologique dans Le Grand livre des mythes grecs ? Quel est votre parti pris ? Quels sont vos principes de narration ?
P. S. : Il ne s’agissait évidemment pas de refaire le dictionnaire de mythologie de P. Grimal, mais de donner une idée de la richesse foisonnante des mythes grecs, replacés dans leurs contextes historiques, géographiques et littéraires. Quand c’était possible, les noms propres sont accompagnés de leur signification, qui est toujours importante dans les textes de fiction, et spécialement dans les mythes.
Le pseudo-Apollodore organise son traité selon des généalogies, souvent artificielles, qui ne disent rien au lecteur contemporain. D’autre part les mythographes antiques résument généralement l’action en privant le mythe de ses associations poétiques-symboliques qui en révèlent le sens. Il ne reste qu’un canevas ; un scénario jamais ne vaudra un bon film ! C’est pourquoi les textes poétiques occupent une place importante, transcrits selon ma traduction personnelle, pour qu’ils s’intègrent à l’ensemble.
Certains mythes nous parviennent d’une époque très ancienne, grâce à Homère ou à Hésiode ; beaucoup d’autres ne sont attestés qu’à l’époque romaine, par Ovide, Plutarque ou Pausanias. Puisqu’il ne s’agissait pas d’écrire un traité proprement scientifique, j’ai renoncé à tenir compte de ces distances chronologiques dans le récit. Les mythes sont disposés selon la thématique d’ensemble, et dans le souci d’alléger la tâche du lecteur ; ainsi un conte comme celui d’Amour et Psyché est bienvenu, me semble-t-il, parmi tant d’histoires tragiques.
L.V.D.C. : En tant qu’auteur, quel rôle voyez-vous pour le conteur ou l’écrivain dans la transmission des mythes ?
P. S. : En un sens, l’auteur d’un tel ouvrage, en se consacrant à la transmission de la tradition, continue le processus qui fait vivre le mythe, puisqu’il l’interprète à sa façon. Il peut, par exemple, être tenté d’en adoucir la violence, de gommer les aspects choquants. Pour ma part – c’est mon côté historien – j’ai eu le souci de rester au plus près de ce que pouvait imaginer ou ressentir un Grec de l’Antiquité, quitte à signaler, ici ou là, la distance inévitable entre l’auteur et son récit, entre les données traditionnelles et la conscience du lecteur. Mais j’ai refusé de soumettre ces histoires millénaires à une quelconque censure morale.
Ne pouvant rendre compte de toutes les versions, j’ai choisi généralement celles qui m’ont paru à la fois les mieux attestées dans les traditions littéraire et iconographique, les mieux ancrées dans le monde mythique et les plus riches de sens. Si Œdipe n’épouse pas sa mère, il n’intéresse plus personne.
L.V.D.C. : Votre ouvrage s’adresse-t-il à un public spécifique ? Qu’avez-vous voulu transmettre au lecteur d’aujourd’hui et de demain ?
P. S. : Non, pas de public spécifique. La principale difficulté de cette entreprise était justement d’écrire un texte agréable et compréhensible, pour des lecteurs d’âges différents, issus de milieux différents, initiés ou non aux cultures de l’Antiquité, mais curieux en tout cas de ce grand domaine de l’imaginaire. Mon but a donc été de raconter de façon vivante, en suggérant, sans toutefois compliquer l’exposé, toutes les ramifications des croyances et les variations des mythes.
Cette tâche peut être utile à notre époque, où les croyances se referment sur elles-mêmes et deviennent trop souvent des certitudes illusoires et dangereuses. Les études de mythologie sont aujourd’hui d’autant plus nécessaires qu’elles sont très souvent manipulées par des pseudo-savants, parfois au service d’idéologies détestables et dangereuses.
L.V.D.C. : Votre ouvrage fait la part belle aux épisodes les plus connus de la mythologie grecque (la cosmogonie, la Gigantomachie, Prométhée, etc.), dont certains font sans contexte écho à des problématiques contemporaines. Est-il possible de les raconter sous un nouvel angle ?
P. S. : Le mythe grec ne prétend pas délivrer un sens fixé une fois pour toutes. Comme les grands rêves qui viennent des dieux (ou de notre inconscient, c’est à discuter), il fonctionne comme une énigme que chacun doit s’essayer à déchiffrer pour soi-même. Mais, à la différence du rêve, cette énigme est traditionnelle, partagée, publique ; sous l’histoire invraisemblable, l’auditeur/lecteur perçoit une signification qui naît de sa rencontre avec le récit, et qui est donc toujours nouvelle et personnelle. C’est pourquoi le mythe de Prométhée, par exemple, a pu être interprété de façon si différente en Grèce, et depuis deux mille ans.
Cependant, certaines problématiques contemporaines trouvent un écho particulier dans tel ou tel mythe. Les Amazones, par exemple, nous parlent sans doute davantage, ou autrement, qu’aux générations précédentes. Une héroïne maudite comme Médée exprime de façon tragique une révolte qu’on pourrait juger légitime, comme le faisait peut-être Euripide, et notre grand Corneille. Ce qui est passionnant, c’est de découvrir dans des mythes comme ceux-là des significations qui paraissent actuelles, trop longtemps négligées, mais bien présentes dans les textes quand on les relit attentivement.
L.V.D.C. : Avez-vous cherché à réhabiliter certains mythes moins connus dans la tradition classique ?
P. S. : Oui, je me suis intéressé particulièrement aux mythes locaux, comme l’histoire des Cercopes, ces « trolls » qu’Héraclès attache à un pieu qu’il porte à l’épaule ; et les deux drôles éclatent de rire en regardant les fesses poilues du grand héros. Voilà qui nous change des tragédies habituelles.
La plus riche collection de ces mythes « épichoriques » a été transmise par un voyageur très sérieux, à l’époque romaine : il se nommait Pausanias, et a décrit la Grèce de son temps dans un vaste ouvrage très minutieux ; un trésor pour les archéologues, mais aussi pour les chercheurs de mythes.
L.V.D.C. : Le lecteur découvre, au fil des pages, de belles illustrations de votre main : qu’avez-vous cherché à représenter ? Comment votre connaissance intime des mythes influence-t-elle votre pratique artistique ?
P. S. : Depuis presque trois mille ans, les mythes grecs se racontent aussi en images. Je les ai étudiées, ces images, autant que les textes. Souvent, au cours d’une lecture, je griffonne sur la page de garde du livre, en réfléchissant. Ainsi sont nées les esquisses de ces dessins, qui sont les images du mythe suscitées par la rêverie ; une rêverie dynamique dont un dessin un peu plus soigné doit préserver l’originalité. Je tente par-là de garder vivant le mythe que l’analyse et l’étude savante pourraient dessécher.
En même temps, cette rêverie enrichit le récit et l’analyse elle-même. La forme de l’arc d’Ulysse, par exemple (p. 511), n’a rien d’archéologique ; elle est empruntée aux arcs du Kyudo, l’archerie japonaise apparentée au Zen ; ces arcs évoquent pour moi l’intelligence d’Ulysse, la mêtis de l’archer infaillible.
L.V.D.C. : Dans le contexte actuel, où la mythologie inspire encore beaucoup d’artistes de toutes disciplines et suscite toujours l’intérêt des jeunes générations, comment expliquez-vous cette permanence des récits mythologiques dans notre imaginaire collectif ?
P. S. : C’est un fait culturel de première importance, qui n’est pas toujours reconnu par les historiens, les spécialistes de littérature, ou les autorités académiques. Pourtant les écrans de cinéma, les rayons des librairies et ceux des grands magasins, sont pleins de mythologie (et pas seulement de mythologie grecque). Les jeunes diraient : « Tout le monde a la réf… ». Les mythes antiques trouvent un étrange écho dans les créations littéraires les plus populaires, comme Harry Potter ou A Game of Thrones.
Je n’ai pas la compétence d’un sociologue pour expliquer ce fait ; il me semble pourtant que les sociétés contemporaines ressentent le besoin d’un merveilleux que la science a fait disparaître et que les religions ne parviennent pas à faire vivre. Les jeunes en particulier sont privés de ces rituels initiatiques que les sociétés archaïques leur imposaient, et qui sont l’occasion d’affronter sur le plan symbolique les mystères du monde et de la vie. Les grandes mythologies n’ont-elles pas cette fonction ?
L.V.D.C. : Nous l’avons abordé, vous avez eu une longue carrière d’enseignant et de chercheur : pourquoi, selon vous, continuer de lire et de traduire les textes de l’Antiquité aujourd’hui ?
P. S. : Les sociétés et les cultures humaines évoluent, que nous le voulions ou non ! Sur bien des plans, les nôtres évoluent plus rapidement encore que celles du passé. Il n’est pas étonnant que changent sous nos yeux nos rapports avec le passé lointain et les traditions éducatives séculaires. Mais les héritages de l’Antiquité sont plus riches et plus variés que ne l’imaginent aussi bien les conservateurs bornés que les modernistes fanatiques ; si les jeunes générations apprennent de moins en moins le latin, et si le grec devient une denrée rare, en compensation, le désir d’Antiquité se fait plus intense et plus sincère : il s’agit sans doute de retrouver, au fond même de notre histoire, une forme de culture à la fois très différente de la nôtre et étrangement familière, une identité profonde et ouverte à la différence. C’est un sentiment qui vient spontanément à l’esprit de beaucoup de nos jeunes, que les autorités souvent ne comprennent pas, mais que certains éducateurs savent saisir et approfondir.
L.V.D.C. : Pour finir sur une note plus personnelle : si vous deviez choisir un mythe grec qui pourrait résonner de manière particulière dans notre société actuelle, lequel serait-il, et pourquoi ?
P. S. : L’histoire de Midas et de Silène me paraît pouvoir intéresser nos contemporains. On y voit un roi puissant enchaîner le sage et le forcer à lui dire une vérité essentielle : ce qu’il y a de meilleur au monde. Le vieil ivrogne est plein de savoir, mais il refuse de répondre. Sous la contrainte, il finit par révéler cette vérité : « Ce qu’il y a de mieux pour les mortels, c’est de ne pas naître… » Midas le libère enfin en échange d’une faveur : tout ce qu’il touchera deviendra de l’or. Le roi cupide devient immensément riche, mais ne peut plus rien manger ni boire. Je crois que bien des milliardaires et des puissants de notre temps mourront ainsi, dans la solitude, affreusement affamés.