À l’occasion de la publication du magnifique volume Pompéi aux éditions Bouquins, Pascal Charvet, Annie Collognat et Stéphane Gompertz, qui ont dirigé et co-écrit cet ouvrage, nous font l’honneur d’un entretien exclusif pour nous faire découvrir l'une des plus célèbres villes antiques, ensevelie à l'automne 79 lors d'une éruption du Vésuve, et celles et ceux qui y vivaient.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ? Quelles ont été les rencontres, de chair ou de papier, qui ont été déterminantes ?
Annie Collognat : Tout commence par un professeur : celui qui a su éveiller la curiosité, l’intérêt, la passion pour le latin, en sixième, à l’époque, puis le grec, en quatrième. Après deux années de prépa à Toulouse, ce fut la découverte éblouissante de Paris et l’installation à l’ENS alors boulevard Jourdan pour les filles. En Sorbonne, j’eus la chance de suivre les cours de Jacqueline de Romilly et de Pierre Grimal : encore des rencontres de chair déterminantes. Je pense souvent à eux quand je suis plongée dans mes lectures antiques, ainsi qu’à Jean-Pierre Vernant, que j’ai eu le bonheur de connaître plus tard : son intelligence lumineuse et sa générosité restent sans égal.
Stéphane Gompertz : Je suis un peu un traître : après avoir intégré l’ENS, et passé l’agrégation de lettres classiques, puis enseigné la littérature médiévale, j’ai bifurqué, j’ai fait l’ENA et suis devenu diplomate. Mais j’ai toujours gardé le contact avec les lettres classiques. J’ai un bon ami, connu en khâgne, avec qui j’échange régulièrement des mails en latin. J’ai eu, comme mes amis, la chance d’avoir eu des maîtres extraordinaires. Je pense entre autres à mon professeur de Première qui nous faisait étudier l’Oedipe Roi de Sophocle à la lumière de la Machine infernale de Cocteau.
Pascal Charvet : Pour ma part ce fut l’enseignement d’un helléniste éminent et didacticien remarquable, Henri Goube en Khâgne, puis les rencontres avec Jean Pierre Vernant, Pierre Judet de la Combe, Florence Dupont ainsi que Marcel Détienne, Giulia Sissa bien sûr. Ma grande chance a été aussi d’avoir pu travailler avec Jean Yoyotte et Paul Veyne et publier avec eux : tous deux m’ont presque tout appris.
L.V.D.C. : Vous publiez un fort volume magistral, Pompéi. Tout n’a-t-il pas été dit sur Pompéi ?
P. C., A. C. & S. G. : « Magistral », c’est beaucoup dire. Nous espérons que ce livre ne se lira pas comme un traité sur Pompéi. Nous avons voulu faire un guide vivant, maniable et approfondi à partir des découvertes anciennes mais aussi de toutes celles - étonnantes - de cette dernière décennie durant laquelle un nouveau tiers de la ville a été fouillée. Notre livre est destiné aux visiteurs sur place comme aux lecteurs qui veulent découvrir les trésors artistiques de Pompéi et comprendre sa singularité. Illustré et pourvu de nombreux plans afin de permettre au lecteur-promeneur de se repérer dans la ville, ce guide thématique est organisé autour de 37 promenades insolites ou classiques et d’un dictionnaire de vies des Pompéiens. Y ont concouru avec nous, Bernadette Choppin pour l’histoire, Pompéi ville verte, l’architecture et la décoration des maisons ; Arnaud Zucker pour les animaux ; Sydney Aufrere pour les mosaïques de la maison dite d’Orion, Isis et son culte ainsi que les Pygmées ; Dimitri Tilloi d’Ambrosi pour tout ce qui a trait à la cuisine et à l’alimentation, ainsi que Martino Menghi pour la médecine et Olivier Battistini pour la mosaïque de la bataille d’Issos d’Alexandre le Grand. Morgane Aufrère a réalisé avec talent les schémas, les cartes et une grande partie des dessins. Nous proposons aussi une histoire de la ville de même qu’un glossaire. Nous suggérons d’ailleurs au lecteur de parcourir l’ouvrage non d’une traite mais selon son humeur, les thèmes qui l’intéressent, les lieux qu’il visite ou voudrait visiter.
Non, tout n’a pas été dit sur Pompéi. La ville a inspiré beaucoup de livres, qu’ils relèvent de l’étude historique et scientifique ou de la fiction, souvent excellents. Nous en avons lu et nous en citons un grand nombre, forcément partiel. Mais on n’épuise jamais un tel sujet. Les archéologues ne cessent de faire de nouvelles découvertes. Un tiers de la cité ensevelie reste encore à fouiller. Nombre d’incertitudes demeurent. Cela vaut aussi pour la lecture des documents, écrits ou iconographiques. Notre objectif, par rapport à d’autres ouvrages, a été d’essayer de faire entendre dès l’ouverture du livre la voix des Pompéiens et des Pompéiennes, dans un Dictionnaire de vies particulièrement nourri. Il s’agit d’histoires individuelles qui font resurgir les ombres du passé pour un temps ressuscitées : elles guident le lecteur dans sa (re)découverte de la ville en le dirigeant vers les différentes promenades. C’est pourquoi, aux côtés des stars de passage à Pompéi, comme Néron, Poppée, Cléopâtre, Cicéron, Sénèque ou Rectina, l’amie de Pline l’Ancien, nous avons tenu à ce que soient présents dans ce « Who’s who » les invisibles, les foulons, les amants anonymes, les esclaves, les affranchis, les rescapés et les victimes - tous ceux dont les histoires surgissent avec les corps ensevelis dans leur linceul de cendres.
L.V.D.C. : Quelles ont été les nouvelles découvertes ?
P. C., A. C. & S. G. : À Pompéi, les nouvelles découvertes sont nombreuses et passionnantes. Nous avons fait la part belle aux dernières d’entre elles, effectuées grâce aux fouilles menées depuis 2017 dans la Région V sous la direction de Massimo Osanna, alors directeur du parc archéologique de Pompéi : par exemple, la fresque étonnante de réalisme – « de l’hyperréalisme trash » selon l’expression même d’Osanna – représentant un combat de gladiateurs, exhumée en octobre 2019 dans ce qui était sans doute une taverne, sous l’escalier menant probablement à l’étage des prostituées. Ou encore la fresque de Jupiter et Léda qui renouvelle l’expression de l’érotisme dans la mythologie poétique. Signalons tout particulièrement les deux mosaïques exceptionnelles, aussi mystérieuses que rarissimes, dégagées dans la maison dite d’Orion (mai 2019) : elles sont longuement analysées et interprétées par un égyptologue éminent Sydney Aufrere. Il renouvelle complètement l’approche qui a pu en être faite en y voyant, plutôt qu’Orion, la déesse Isis.
L.V.D.C. : Quelle est l’origine de ce projet et comment s’inscrit-il dans votre travail ?
P. C., A. C. & S. G. : Tous les chemins mènent à Pompéi. Ce projet, qui s’inscrit chez Bouquins dans une collection consacrée aux grandes villes, a permis de mettre Pompéi à l’honneur, au même titre que les modernes New York, Shanghai ou Jérusalem.
L.V.D.C. : Dans votre ouvrage, vous dépoussiérez notre manière de recevoir l’histoire en général et l’histoire romaine en particulier : en quoi cela vous a-t-il paru nécessaire maintenant ?
P. C., A. C. & S. G. : Nous avons souhaité, il est vrai, dépoussiérer, ouvrir les fenêtres, en nous donnant deux objectifs forts.
Un premier - propre depuis déjà fort longtemps à la recherche - : confronter chaque fois que cela était possible les textes littéraires aux découvertes archéologiques pour sortir de cet univers textuel clos où l’on fait éternellement dialoguer les mêmes auteurs latins ou grecs entre eux. Non pas renoncer à ces auteurs, bien sûr, mais les mettre en face des inscriptions, des graffitis et des traces de tous ceux que Robert Knapp appelle les invisibles. Prendre aussi conscience de la nécessité de croiser l’approche des textes littéraires avec les dernières technologies (par exemple, l’ADN, l’étude des restes alimentaires) comme dans l’approche archéologique du geste (celle de William Van Andringa notamment) qui permet de comprendre, par exemple, les rites funéraires avec le rituel de la vaisselle brisée marquant la séparation du monde des vivants de celui du mort. Redonner ainsi toute sa place à l’épigraphie, aux graffitis notamment, car la littérature nous parle fort peu de ces Pompéiens anonymes à l’exception du théâtre comique : ce sont les femmes, les commerçants, les artisans, les agriculteurs, les cuisiniers, les soldats, les marins, les gladiateurs et les acteurs, les esclaves, les affranchis ainsi que les prostitué(e)s. Ce sont aussi ces amants invisibles qui écrivent sur les murs de la ville « De Petite source à son cher Petit poisson : mille et un saluts ! » (CIL IV, 4447), ou encore une femme écrivant à son amante et instaurant un dialogue avec un autre passant. Souvent laissés de côté, les animaux sont ici superbement présents.
La seconde idée forte était d’aller à la rencontre d’une ville métissée singulière. Certaines similarités sont indéniables avec d’autres villes romaines, mais Pompéi a une histoire particulière due à l’influence déterminante des Samnites : ce peuple italique qui avait envahi la Campanie au Ve siècle avant Jésus-Christ parlait une langue voisine de l’osque, un dialecte local, mais il était imprégné de la culture grecque et étrusque qui s’était largement répandue dans la région dès le VIIIe siècle avant J.-C. À la différence d’autres villes de Campanie comme Herculanum, Stabies ou Baies, avant tout séjours de villégiature, Pompéi était une cité dont la population était active, occupée autant par le negotium (les affaires) que par l’otium (le loisir) : elle pratiquait un commerce dynamique et disposait aussi d’un port relativement important à l’embouchure du fleuve Sarno. Il était proche de celui de Pouzzoles où arrivait l’annone, l’impôt payé en céréales par l’Égypte à Rome, jusqu’au règne de l’empereur Claude.
Son trafic maritime reliait Pompéi à Alexandrie, mais également à l’Asie Mineure et à l’Afrique. Elle se trouvait ainsi au carrefour de plusieurs mondes. Les contacts avec Alexandrie, notamment, étaient nombreux : les cultes égyptiens d’Isis et d’Osiris étaient très présents dans la cité campanienne et le lobby politique isiaque puissant.
L.V.D.C. : Pour ce livre vous vous êtes imprégnés de quantité d’auteurs : les avez-vous tous relus pour l’écriture de ce livre ? En grec et en latin ?
P. C. : Oui c’était indispensable. J'’ai assumé volontiers aussi ce travail de traduction car il était nécessaire d’arriver à une cohérence conceptuelle et d’unifier notre démarche. La puissance des mots est capitale. Bien évidemment mes amis, Annie et Stéphane m’ont aidé et leur regard m’a été précieux. Tous les trois nous pratiquons avec plaisir la traduction du latin et du grec et ce sont l’un et l’autre d’excellents traducteurs. C’est en se confrontant à la traduction littérale au départ aussi bien des inscriptions, des graffitis que des textes littéraires, que l’on parvient à mieux comprendre le décentrement nécessaire pour appréhender l’univers des Pompéiens. La traduction, en repartant de zéro et du texte littéral, permet de saisir ce qui fait la singularité d’un auteur et de son œuvre. Contrairement à ce que croient naïvement certains, seul ce passage par la traduction permet de devenir véritablement familier des concepts clefs. Pour cela il convient de conserver un regard comparatiste et pluridisciplinaire impliquant philologie, histoire, philosophie, analyse littéraire, voire science. La traduction vise en effet à rapatrier vers nous un autre monde - c’est particulièrement net pour le chapitre de notre livre intitulé Éros et Thanatos – et à respecter son altérité dans une langue qui n’est pas faite pour lui et qui pourtant a son mot à dire.
L.V.D.C. : Desquels de ces auteurs vous sentez-vous les plus proches ? Pourquoi ?
P. C., A. C. & S. G. : Beaucoup des textes que nous évoquons nous émeuvent, par leur beauté formelle ou leur mystère. Mais les auteurs dont nous nous sentons les plus proches sont sans doute Pline le Jeune, Ovide et Sulpicia. Pline a vécu de près l’éruption, il la raconte à un ami, l’historien Tacite, avec précision, sans apprêts, sans effets dramatiques inutiles. Chaque détail sonne terriblement juste. Le récit de la mort de son oncle Pline l’Ancien, à la fois savant, chef militaire et responsable politique, fidèle à ses amis dans le danger, est émouvant dans sa sobriété. Un modèle de journalisme. La poétesse Sulpicia du Ier siècle av. J.-C. aussi, dont l’œuvre a été retrouvée il n’y a pas longtemps. Elle assume librement ses choix amoureux et se dit prête à sacrifier sa réputation à son amour : « Je suis heureuse, écrit-elle, d’avoir péché, et prendre l’air de la vertu pour ma réputation m’ennuie : qu’on dise seulement que je suis digne de lui et lui digne de moi », III, 13). Ovide enfin parce qu’il avait placé comme les Pompéiens l’amour sous le signe de Venus Physica et que ceux-ci, près de 60 ans après sa mort, et en dépit de la damnatio memoriae que lui avait signifiée Auguste, ne cessèrent pas d’écrire ses vers sur les murs de leur ville.
L.V.D.C. : Si le passage par l’Antiquité est le moyen pour comprendre le monde d’aujourd’hui, pourquoi l’enseignement des langues anciennes est-il en déréliction ?
P. C. : Soyons clairs : les deux piliers fondamentaux de l’enseignement général sont d’abord la langue maternelle et les sciences. Les constats à cet égard sont aujourd’hui médiocres dans notre pays. Pour les sciences, nous voyons aisément combien la France est en perte de vitesse. Pour l’apprentissage du français dans le primaire et au collège, nous connaissons les résultats des enquêtes internationales sur cet enseignement, qui sont loin d’être bons. Il est temps aujourd’hui que tout en reconnaissant l’apport évident d’autres langues au fil du temps ainsi que le long métissage du français, nous fassions le choix de donner à nos élèves une maîtrise lexicale et syntaxique solide du français par une confrontation avec le latin et le grec qui ont été largement les deux matrices des langues européennes, et ce grâce à des cours fléchés, au collège en particulier. Le mal fait lors de la réforme du collège en 2015 à l’enseignement général perdure gravement : le français a vu ses horaires baisser de deux heures chaque année au collège, les mathématiques également, quant au latin et au grec ils subissent des horaires aléatoires, c’est-à-dire non fléchés. Cette réforme du collège a mis à bas la clef de voûte de notre enseignement déjà fragile : les lettres et les sciences. Pourtant nos élèves sont aussi vifs et intelligents que ceux des autres pays et le voyage à Pompéi qu’un certain nombre font encore avec l’aide souvent des fonds sociaux de leurs établissements stimule leur curiosité intellectuelle et leur imagination : ils découvrent la beauté d’une ville, d’un pays comme l’Italie, et appréhendent un autre monde in situ - un monde où, par exemple, l’on pouvait suivre plusieurs religions sans vouloir chercher à imposer la sienne aux autres ; ils apprennent la tolérance. Oui, sans nécessairement idéaliser le passé, nous les aidons ainsi à acquérir un autre regard sur le monde contemporain.
L.V.D.C. : Comment ces textes peuvent-ils précisément nous permettre de comprendre le monde contemporain ?
P. C., A. C. & S. G. : Pompéi, c’est un peu la préfiguration de notre monde actuel : est-ce que nous ne sommes pas à la veille d’une catastrophe annoncée ? Ne sommes-nous pas comme les Pompéiens incapables de lire les signes prémonitoires ? Au-delà des leçons qu’ils inspirent, les textes et les images de Pompéi peuvent nourrir nombre de nos interrogations actuelles sur la condition des femmes, sur l’ascension (ou l’absence d’ascension) sociale, sur la vogue des religions ésotériques, sur la rumeur (les graffiti d’hier sont les réseaux sociaux d’aujourd’hui), sur le rôle du politique, sur le poids des lobbies et des groupes de pression… Une des clés de la fascination qu’exerce Pompéi tient sans doute à ce mélange de distance et de proximité et à ce perpétuel changement de lunettes que nous devons effectuer, pour éviter de passer à côté de l’essentiel. C’est pourquoi il nous a paru nécessaire de contourner les préjugés de la tradition qui font encore écran entre Pompéi et nous, pour tenter de répondre à la question posée par le directeur actuel des fouilles, dans l’exposition consacrée à l’Art et la sensualité dans les maisons de Pompéi (avril 2022-janvier 2023) : « Comment expliquer l’omniprésence des images sensuelles à Pompéi », tant dans les anciennes que les nouvelles découvertes ? Loin d’être des libertins, les Pompéiens étaient simplement amoureux de la vie, d’une manière irréductible à nos codes moraux et à nos modes de pensée. Cet amour de l’existence se lisait aussi sur les murs de la ville avec ses graffitis gravés ou peints dans le langage immédiat des sens, témoignage d’une culture populaire partagée, au ton libre, drôle et ironique, voire parfois littéraire.
L.V.D.C. : Pour finir par un sourire et un peu d’ironie contemporaine : si vous deviez passer une journée à Pompéi, qu’y feriez-vous ?
P. C., A. C. & S. G. : Une journée dans la Pompéi antique ? Eh bien, comme le jeune Octavien, héros d’Arria Marcella (Théophile Gautier, 1852), nous nous laisserions guider par les habitants de Pompéi rencontrés au hasard dans les rues... Notre dictionnaire de vies à la main, nous répondrions à leur salut (« Advena salve ! ») et nous essayerions de partager quelques heures de leur quotidien, au gré de leurs occupations. Une façon inoubliable de faire du latin vivant !