À l’occasion de la publication de l’anthologie Rome par les textes aux éditions Le Livre de Poche, Sylvie Laigneau-Fontaine nous fait l’honneur d’un entretien exclusif pour nous faire traverser les époques de la civilisation romaine sous le prisme des auteurs grecs et latins qui l’ont mise en mots.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?
Sylvie Laigneau-Fontaine : Je suis fière d’être un pur produit de l’école républicaine ! Je viens d’une famille modeste (mon père était artisan frigoriste et ma mère était sa secrétaire) et c’est grâce à ma réussite au concours de l’ENS Ulm que j’ai pu aller faire mes études à Paris puis, après l’agrégation, faire ma thèse dans de bonnes conditions grâce à un poste « d’Ancien Normalien Doctorant », comme cela s’appelait à l’époque (une sorte de contrat doctoral). Ensuite, après la soutenance de mon doctorat, j’ai eu un poste de maître de conférences puis, après mon Habilitation à Diriger des Recherches, un poste de professeure à l’université de Bourgogne.
L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ? Quelle a été votre formation intellectuelle ?
S.L.-F. : Je dois beaucoup à trois professeures : Marie-Christine Gaudin, qui était ma professeure de français en classe de 1re et dont la passion pour la littérature nous emportait tous : c’est à elle que je dois l’envie de faire une CPGE littéraire ; Chantal Labre, ma professeure de latin en Khâgne au lycée Edouard Herriot de Lyon, qui m’a communiqué sa passion pour cette langue ; et Perrine Galand, qui a été bien plus tard ma garante d’HDR à la Sorbonne : je lui dois en grande partie ma découverte émerveillée de la littérature néo-latine (littérature latine de la Renaissance) et je ressens pour elle une admiration et une affection immenses.
L.V.D.C. : Quel a été le premier texte latin et/ou grec que vous avez traduit/lu ? Quel souvenir en gardez-vous ?
S.L.-F. : Je me souviens très bien des versions (exigeantes !) que nous donnait Chantal Labre en prépa, en particulier un Stace vraiment retors (une description de la statue équestre de Domitien). Mais les premiers textes que j’ai vraiment travaillés avec passion sont les poèmes de Catulle et des poètes élégiaques, ainsi que l’Enéide de Virgile. Je reste fascinée par la « contre-culture » que représente la poésie élégiaque qui prône des valeurs si opposées aux valeurs communément admises à Rome (la relecture « élégiaque » des épopées dans les Héroïdes d’Ovide me fait encore sourire), mais tout aussi émerveillée par l’Enéide, par la puissance et la beauté de la langue de Virgile. Voir que les étudiants, aujourd’hui encore, « accrochent » à de tels textes est pour moi une immense joie.
L.V.D.C. : Vous publiez, aux éditions Le Livre de Poche, l’anthologie Rome par les textes : comment est né ce projet d’ouvrage ?
S.L.-F. : Assurément de mon expérience de professeure et de jury de concours. Les horaires de langues anciennes ont fondu et les étudiants se trouvent bien souvent démunis devant les textes. Ils ont employé beaucoup d’efforts à apprendre la langue latine et ont eu, en fin de compte, peu d’heures consacrées à ce que l’on aurait appelé autrefois l’histoire littéraire. Dès lors, ils ont de grosses lacunes, dont ils sont parfaitement conscients, en histoire romaine par exemple. C’est pour eux que cet ouvrage a été pensé, pour eux qui n’ont évidemment pas le temps de se plonger dans des manuels ou des ouvrages d’histoire romaine destinés à des spécialistes : j’ai voulu donner un cadre chronologique et évoquer les principaux événements qui ont jalonné l’histoire de Rome, à travers des textes majeurs dont je m’efforce de souligner les principaux enjeux.
L.V.D.C. : Vous proposez donc de parcourir l’histoire romaine, de la fondation de Rome en 753 av. J.-C. à la chute de l’Empire en 476 ap. J.-C., et le tout en cent textes : admirable ! Et, de même que Rome ne s’est pas faite en un jour, cela a dû être une entreprise de longue haleine : comment avez-vous choisi, classé et annoté tous ces extraits ? Et pourquoi seulement cent textes ?
S.L.-F. : Cent parce que c’est un nombre rond et seulement cent parce que l’ouvrage se voulait de dimension assez modeste pour être d’un prix accessible aux étudiants ! J’ai d’abord fait un canevas historique (de quels événements voulais-je parler ? lesquels étais-je contrainte de ne pas évoquer ?) puis j’ai réfléchi aux auteurs qui avaient abordé ces événements. Evidemment avec une part d’arbitraire : j’ai très généralement choisi des textes que j’aimais ! D’autres choix auraient sans nul doute été possibles.
L.V.D.C. : Votre anthologie s’ouvre avec les deux ‘géants’ de la littérature antique : Homère (1) et Virgile (2 à 5). Ce sont des incontournables pour nous, mais l’étaient-ils pour un romain cultivé ?
S.L.-F. : Oui, sans aucun doute. La littérature grecque, Homère en particulier, reste pour les Romains un modèle, avec lequel on rivalise (c’est la fameuse imitatio-aemulatio, au fondement de la toute littérature latine). Quand Properce apprend que son ami Virgile écrit ce qui sera l’Enéide, il s’exclame : « Inclinez-vous, écrivains romains, et vous aussi, écrivains grecs : quelque chose est en train de naître, de plus grand que l’Iliade » (Elégie 34b). Quant à Virgile, il est entré très vite au programme de toutes les écoles romaines.
L.V.D.C. : Nous entrons ensuite dans la période royale de Rome avec un épisode légendaire et fondateur : l’enlèvement des Sabines. En regard du texte canonique de Tite-Live (10), vous proposez un passage de L’Art d’aimer d’Ovide (11) qui en offre une vision quelque peu différente : comment les écrivains romains se réappropriaient-ils leur histoire ?
S.L.-F. : Je pense que peu d’auteurs jettent sur l’histoire romaine un regard aussi insolent qu’Ovide. Sa relecture de cet épisode si important, tout comme l’image qu’il donne de l’empereur Auguste dans nombre de ses œuvres font de lui un poète dont la modernité ne peut que nous toucher.
L.V.D.C. : C’est ensuite une véritable galerie d’évènements et notamment de personnages que vous présentez à votre lectorat : Lucrèce, Horatius Coclès, Clélie, Hannibal, César, Messaline, Hadrien, Zénobie, Dioclétien, Constantin… Une figure particulière retient-elle votre attention ?
S.L.-F. : En tant que femme, comment ne pas évoquer Lucrèce, cette femme violée par Tarquin, qui se suicide et sur le cadavre de laquelle son père et son mari jure de chasser les Tarquins de Rome, ce qui conduira à la chute de la Royauté ? Jane Gardner (dans Mythes romains) a bien montré le caractère très « genré » de cette histoire : ce qui choque les Romains, c’est que le viol de Lucrèce constitue une atteinte irrémédiable aux droits du mari sur sa femme ; par conséquent, seule sa mort peut témoigner du fait que de tels actes (le fait qu’un homme s’arroge un droit sur ce qui appartient à un autre homme) ne seront jamais supportés.
L.V.D.C. : Et pour nombre de ces figures, vous insérez différents textes sur leur fin de vie, souvent abrupte : la mort de Catilina (40), de César (45), d’Auguste (54), de Tibère (56), de Néron (66), de Marc-Aurèle (82)… En quoi sont-ce des évènements marquants de l’histoire romaine, tant pour les auteurs antiques que pour les historiens contemporains ?
S.L.-F. : Il est vrai que pour beaucoup de personnages, j’ai choisi un texte narrant leur mort. Souvent, la façon dont ils meurent est significative de l’image que les auteurs ont souhaité laisser d’eux (courage de Catilina et de César, belle mort d’Auguste en tant qu’homme politique responsable, pusillanimité de Néron…). Et puis, la mort est le moment d’un changement de règne, donc un moment important, d’autant plus que certaines morts ont des raisons très politiques (on songe bien sûr à l’assassinat de César).
L.V.D.C. : Nous trouvons ainsi dans ce beau volume tous les grands textes antiques de l’histoire romaine, mais aussi des passages d’auteurs ou d’œuvres moins connues : avez-vous fait des (re)découvertes à l’occasion de ce travail ?
S.L.-F. : Honnêtement, oui ! Je ne connaissais que très mal L’Histoire auguste, essentiellement d’après les polémiques autour de la détermination de son auteur. Mais c’est une source essentielle pour la fin de l’Empire romain. Je connaissais les écrits d’Ammien Marcellin sur les Huns, mais pas ceux de Jordanès, que j’ai rencontré en me documentant sur les Goths.
L.V.D.C. : Vous êtes notamment spécialiste de littérature néolatine, c’est-à-dire la littérature latine de la Renaissance : que devient, dans les textes, Rome après Rome ?
S.L.-F. : Rome après Rome, à la Renaissance, cela dépend essentiellement de la nationalité de l’auteur qui en parle ! Pour les Italiens, Rome est un objet de fierté dont ils se sentent les dignes héritiers. Chez les Européens du Nord, les Français en particulier, il y a souvent un sentiment de jalousie et de rivalité : il s’agit de s’efforcer de prouver que la translatio studii ne s’est pas arrêtée en Italie, mais que la France la vaut largement en termes de culture. Les auteurs français reprennent aussi à loisir une filiation inventée au Moyen Âge, qui fait descendre les rois de France d’Astyanax, le fils d’Hector (que, dans cette version, les Grecs n’ont pas mis à mort) et leur donne donc une origine aux moins aussi prestigieuse que celle des descendants de Romulus et Rémus et par là d’Enée !
L.V.D.C. : Cet ouvrage, qui s’adresse à un large public, sera notamment utile aux étudiants de lettres classiques, filière qui vient de renaître (quelle bonne nouvelle !) dans votre université : en quoi ces études sont-elles toujours importantes au XXIe siècle ?
S.L.-F. : Oui, nous nous réjouissons d’avoir pu faire rouvrir un parcours lettres classiques à l’université de Bourgogne, très injustement fermé en 2016, et ce d’autant plus qu’il est ouvert à la fois en présence et à distance et qu’il accueillera donc, nous l’espérons, divers types d’étudiants. La filière de lettres classiques est à mon sens utile pour la formation de l’esprit qu’elle apporte : apprendre une langue ancienne demande des qualités de logique, de réflexion, de déduction fondamentales (je dis souvent à mes étudiants, pour les faire hurler, que le latin, c’est « les maths des littéraires », mais ce n’est pas qu’une boutade, tant la compréhension d’une phrase latine demande de la construire, d’émettre une hypothèse, d’être capable de l’abandonner quand on a été conduit à une impasse, puis d’en formuler une autre, tout cela en toute logique : c’est une discipline de l’esprit !). Quant à l’utilité en termes de culture, elle n’est plus à démontrer : comment peut-on analyser un texte de la littérature française, voire de la littérature européenne, sans connaître la littérature gréco-latine sur laquelle elles se fondent ? Mes étudiants sont estomaqués quand je leur montre que La Modification de Butor, cet archétype du Nouveau Roman, peut se lire comme une réécriture de l’Enéide !
L.V.D.C. : Pour finir sur une note de fantaisie : « Tu quoque mi fili », « Vae victis ! » ou encore « Ô tempora ! Ô mores ! » sont autant d’expressions connues que nous retrouvons au fil des textes de votre anthologie. Et vous, quelle est votre locution ou citation latine préférée ?
S.L.-F. : Une expression qui ne figure pas dans l’Anthologie car elle vient de la 10e Bucolique de Virgile : Omnia uincit amor (« L’amour vient à bout de toutes choses ») !
N.B. : les numéros entre parenthèses renvoient aux textes de l’anthologie Rome par les textes.