Entretien stoïcien avec Maël Goarzin et Jean-Baptiste Roncari

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Image : Illustration Entretien Stoa Gallica
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À l’occasion de la tenue d’une rencontre dédiée à l’étude et à la pratique du Stoïcisme aujourd’hui à l’Université de la Sorbonne le 22 octobre prochain, Maël Goarzin et Jean-Baptiste Roncari, membres de l’association Stoa Gallica et organisateurs de cet évènement, nous font l’honneur d’un entretien exclusif pour nous parler philosophie du Portique au XXIe siècle.

 

La Vie des Classiques : Comment vous présenter ?

Maël Goarzin : Docteur en philosophie antique de l’Université de Lausanne (Suisse) et de l’École Pratique des Hautes Études (Paris), mes recherches portent sur la philosophie comme manière de vivre, plus particulièrement sur le mode de vie néoplatonicien, que j’étudie notamment à partir des vies de philosophes de l’Antiquité tardive. Membre fondateur et actuel secrétaire de l’association Stoa Gallica, je promeus également l’étude de la philosophie stoïcienne et défends la pertinence d’un stoïcisme contemporain. Actuel éditeur et contributeur pour le blog de Stoa Gallica, je présente aussi régulièrement le résultat de mes recherches sur mon blog personnel.

Jean-Baptiste Roncari : Je suis vice-secrétaire de l’association Stoa Gallica et blogueur actif sur le Stoïcisme contemporain depuis près de 10 ans (unregardstoicien.com). Comme Maël, je défends la pertinence d’un stoïcisme contemporain et écris régulièrement sur mon blog ou sur le site de Stoa Gallica pour proposer des réflexions et des pratiques stoïciennes en lien avec notre monde contemporain.

 

L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ? Quelle a été votre formation intellectuelle ?

M. G. : Après deux années de classes préparatoires à Paris, j’ai commencé un cursus universitaire de philosophie à l’Université de Lausanne. C’est là, à travers les cours d’Alexandrine Schniewind, spécialiste de l’éthique plotinienne, que j’ai pris goût à la philosophie antique et que j’ai découvert Plotin, dont la pensée deviendra le sujet de mon mémoire de Master, point de départ également de mon travail de doctorat.
C’est également à Lausanne que j’ai rencontré Philippe Hoffmann, directeur d’études à l’EPHE, qui a su éveiller mon intérêt pour la langue grecque et l’analyse philologique des textes anciens à travers la lecture minutieuse du traité de Plutarque Sur la curiosité. Cette rencontre a confirmé mon intérêt pour la philosophie comme manière de vivre, à la suite de Pierre Hadot, et m’a convaincu de poursuivre mes recherches sur le mode de vie des philosophes antiques, à commencer par le mode de vie néoplatonicien.
Je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer Pierre Hadot, mais c’est certainement l’auteur contemporain qui m’a le plus marqué, à travers notamment la lecture de Qu’est-ce que la philosophie antique ? et de ses nombreux articles réunis dans un volume intitulé Exercices spirituels et philosophie antique. La lecture des entretiens de Pierre Hadot avec Jeannie Carlier et Arnold Davidson, publiés sous le titre La philosophie comme manière de vivre, a confirmé mon enthousiasme pour cet auteur qui, en tant qu’historien de la philosophie et philologue, a très bien mis en évidence la dimension pratique et existentielle de la philosophie antique, et qui, en tant que philosophe, a voulu mettre en pratique dans sa propre vie les modèles antiques qu’il avait choisi d’étudier. C’est sans doute ce livre qui m’a donné le goût de l’entretien comme forme d’expression.
J’ai eu ainsi l’occasion d’interroger Philippe Hoffmann au sujet de Pierre Hadot, qu’il a bien connu, mais aussi Xavier Pavie au sujet de la tradition des exercices spirituels philosophiques et de sa réactualisation contemporaine. Ces rencontres ont marqué mon parcours intellectuel, mes choix de recherche, mais aussi mes choix de vie ultérieurs.

J.-B. R. : Beaucoup de rencontres ont été déterminantes. D’abord, celles avec les livres stoïciens, évidemment ( !), que j’ai découvert en hypokhâgne et khâgne moderne et que je ne quitte plus depuis. Ensuite, celles de mes camarades de pensée, ceux qui cultivent aussi cet amour de la sagesse qu’est la philosophie. Je pense spontanément à ma camarade de Sciences Po Jéssica Miranda, une philosophe au sens pratique du terme, avec une grande finesse dans l’analyse sociologique et la réflexion philosophique. Les membres de Stoa Gallica nourrissent aussi mon esprit et c’est un plaisir et une chance d’échanger avec eux à chaque fois. Il y a finalement les auteurs et penseurs contemporains (ou pas) qui m’ont aidé à saisir la dimension pratique de la philosophie et à cultiver un certain esprit critique : Simone de Beauvoir ; Jean-Baptiste Gourinat ; Pierre Hadot ; Massimo Pigliucci ; Matthieu Ricard ; Donald Robertson ; Paul Veyne ; Simone Weil... Beaucoup de livres et de personnes m’ont permis d’affiner ma pensée et d’apprendre à mieux vivre. En ce qui concerne ma formation intellectuelle, j’ai fait une khâgne moderne à Orléans, un Erasmus en Lettonie (Riga) et deux master de Sciences Po à Strasbourg (sociologie et communication) ; mais je considère que je suis toujours en formation intellectuelle et que celle-ci se réalise toujours à travers mes rencontres, lectures et réflexions issues d’expériences de vie.

 

L.V.D.C. : Comment êtes-vous tombé dans le chaudron philosophique, et notamment stoïcien ?

M. G. : J’ai découvert le stoïcisme en lisant le Manuel d’Epictète en classe de Terminale, à 18 ans. J’ai été frappé lors de cette première lecture par la rigueur de l’éthique stoïcienne, que je trouvais louable, mais difficile à tenir : une telle maîtrise de soi, un tel détachement face aux malheurs de la vie (la perte d’un ami, de son enfant) exige une force d’âme impressionnante. J’ai également été frappé par le bon sens de cette distinction proposée par Epictète entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, c’est-à-dire, finalement, entre ce qui importe peu (les biens extérieurs, les richesses, la gloire, le pouvoir) et ce qui importe vraiment (nos choix et surtout notre attitude face aux événements). Cette distinction est restée pour moi, au fil des ans, un bon critère de jugement et de choix dans la vie quotidienne comme dans les décisions plus importantes.
Quelques années plus tard, étudiant désormais la philosophie à l’Université de Lausanne, et découvrant avec bonheur la pensée de Pierre Hadot et la définition de la philosophie comme manière de vivre, c’est cet appel à la cohérence entre le discours philosophique et la manière de vivre qui m’a attiré. Les formules frappantes du Manuel, et l’aspect concret des exemples de la vie quotidienne discutés dans les Entretiens d’Epictète ont confirmé cet intérêt que j’avais déjà pour la philosophie stoïcienne, en particulier son éthique.
Quelques années plus tard, au moment d’étudier l’influence stoïcienne sur l’éthique et la manière de vivre des philosophes néoplatoniciens, dans le cadre de mon doctorat, j’ai pu approfondir une fois encore la pensée et le mode de vie stoïcien. C’est dans ce cadre que j’ai découvert, avec une immense joie intellectuelle, les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle. Les exercices spirituels que l’empereur philosophe met en œuvre dans ce texte sont d’une richesse extraordinaire et invitent toujours et encore à un travail de soi sur soi caractéristique du philosophe progressant que je m’efforce à être quotidiennement.

J.-B. R. : Dès la classe de terminale, j’avais une grande curiosité pour la philosophie. Mais je n’avais pas encore conscience de la dimension pratique de cette discipline. La philosophie pratique, en tant que telle, a commencé à m’intéresser vers la fin de la classe de prépa. La lecture du Manuel d’Épictète a résonné en moi : j’ai reconnu ma manière de penser, mais avec une structure théorique solide et, surtout, des conseils très pratiques. Cette lecture arrivait à un moment où j’en avais besoin. J’ai alors très vite parcouru les Pensées de Marc Aurèle et quelques traités de Sénèque, avant d’acquérir des ouvrages de commentateurs contemporains comme Donald Robertson ou Ryan Holiday. L’existence de sites stoïciens à cette même époque et la découverte des jeunes communautés stoïciennes dans le monde a alors suscité mon plus vif intérêt et a nourri ma curiosité.

 

L.V.D.C. : En parlant stoïcisme, pourriez-vous nous présenter cette « philosophie du Portique » en quelques mots ? Comment est-elle née ? Et comment a-t-elle traversé les époques pour parvenir jusqu’à nous ?

M. G. : Le Stoïcisme tire son nom du grec stoa, qui désigne le Portique, nom de l’école et plus précisément du lieu physique où enseignait Zénon à la fin du 4e siècle av. JC.  A partir de là, l’école stoïcienne traverse l’Antiquité, de la période hellénistique jusqu’à l’Antiquité tardive. On distingue généralement trois grandes périodes du Stoïcisme antique :

  • L’Ancien Stoïcisme ou stoïcisme athénien : avec Zénon, Cléanthe et Chrysippe. Cette première période permet la mise en place du système et en particulier des trois parties de la philosophie du Portique : logique, physique, éthique. Les sources que nous avons pour connaître ces auteurs sont essentiellement fragmentaires et nous sont parvenues sous la forme de témoignages, que ce soit ceux de Cicéron, Plutarque, Sextus Empiricus, Galien ou encore Diogène Laërce.
  • Le Moyen Stoïcisme ou stoïcisme intermédiaire : avec Diogène de Babylonie, Panétius et Posidonius. Cette période est marquée par la transmission du stoïcisme en dehors d’Athènes : à Rhodes et autour de la Méditerranée avec Posidonius, à Rome avec Panétius et Cicéron. Même si ce dernier n’est pas stoïcien, puisqu’il fait partie de la Nouvelle Académie, il est l’un des grands passeurs de la philosophie stoïcienne dans le monde romain.
  • Le Stoïcisme impérial : avec Sénèque, Musonius Rufus, Epictète et Marc Aurèle. Nous avons la chance, pour cette période, d’avoir conservé des textes complets, qui témoignent d’une insistance particulière sur les questions morales ou éthiques, mais aussi de la dimension populaire de la philosophie stoïcienne.

Ensuite, le Stoïcisme a traversé les siècles à travers le commentaire, la réécriture, ou l’interprétation de certains textes, comme le Manuel d’Epictète – par le néoplatonicien Simplicius ou par certains auteurs chrétiens – mais aussi par des penseurs de la Renaissance et de l’époque moderne tels que Montaigne, Descartes, Spinoza, et Pascal, ou, plus récemment, Michel Foucault et Pierre Hadot. Jordi Pià retrace en détail cette longue postérité du stoïcisme, jusqu’à nos jours, dans un entretien audio qu’il m’a consacré il y a quelques années sur les présences du stoïcisme au cours des siècles.

J.-B. R. : Et s’il fallait présenter le Stoïcisme en quelques mots, je dirais qu’il s’agit d’une philosophie qui guide rationnellement et raisonnablement les êtres humains pour que ces derniers atteignent la sagesse et le bonheur qui lui est propre. C’est un système qui comprend une partie logique, une partie physique et une partie éthique. Parmi les principes de base, le Stoïcisme soutient que la vertu (une forme d’excellence de caractère) est suffisante et nécessaire au bonheur ; le vice (une forme de faiblesse de caractère) est au fondement du mal-être ; la vie doit être menée en accord avec la nature (notre nature d’être social et rationnel) ; la liberté ne peut s’acquérir qu’à travers le chemin philosophique.

 

L.V.D.C. : Nous sommes en train de vivre une série d’évènements particulièrement difficiles : quelle serait l’attitude d’un Épictète ou d’un Sénèque face à cela ? Et la vôtre, en stoïcien du XXIe siècle ?

J.-B. R. : Face à un événement, le Stoïcisme invite à distinguer ce qui dépend de soi et ce qui ne dépend pas de soi ; à reconnaître notre ignorance ; à agir en ayant à l’esprit le bien commun. Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos désirs, nos actions. Durant la pandémie de Covid-19, l’attitude stoïcienne consiste ainsi à bien délimiter notre espace d’action, à agir là où nous pouvons être utile aux autres et à s’informer avec humilité, en étant conscient de ce que l’on ne sait pas ou de ce que l’on ne comprend pas. À une époque où nous avons souvent une opinion facile sur les sujets d’actualité, le Stoïcisme nous rappelle aussi que nous avons le droit (et même le devoir dans certains cas) de ne pas avoir d’opinion tranchée sur quelque chose lorsque nous n’avons pas assez d’éléments pour avoir une opinion tranchée sur cette chose.

 

L.V.D.C. : Vous êtes tous deux membres de l’association Stoa Gallica : vous nous la présentez en quelques mots ? Comment a-t-elle été fondée ?

M. G. : L’association Stoa Gallica a été créée en décembre 2017 par une poignée de personnes désireuses d’étudier et de mettre en pratique la philosophie stoïcienne. L’un des objectifs de l’association est en effet de réunir les personnes qui souhaitent approfondir leur connaissance du stoïcisme antique et réfléchir ensemble à sa pertinence aujourd’hui, en théorie et en pratique. Elle vise à développer les études historiques et les réflexions sur le Stoïcisme pour développer sa pratique dans notre société contemporaine et à faire connaître cette pensée dans un esprit ouvert et humaniste. Stoa Gallica organise également des rencontres et des journées d’études autour du Stoïcisme. Présente sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram et LinkedIn), l’association publie régulièrement sur son site internet, qui propose une introduction au stoïcisme et de nombreux articles sur le stoïcisme comme manière de vivre : http://stoagallica.fr/

 

L.V.D.C. : Si quelqu’un souhaite s’initier au stoïcisme aujourd’hui, par où et par quoi commencer ?

J.-B. R. : Je lui recommanderais de lire les auteurs stoïciens (Sénèque, Épictète, Marc Aurèle), de piocher parmi les textes qui suscitent sa curiosité, et de rejoindre Stoa Gallica, que ce soit en tant que membre adhérent et/ou pour échanger librement sur le groupe Facebook. De fil en aiguille, il pourra découvrir d’autres ressources, adaptées à sa curiosité et à ses besoins ; et discuter avec d’autres pratiquants stoïciens pour enrichir sa propre réflexion et pratique.

M. G. : A la lecture des principaux textes du stoïcisme antique (Le Manuel et les Entretiens d’Epictète, les Pensées de Marc Aurèle et les Lettres à Lucilius de Sénèque en premier lieu), j’ajouterais la lecture des ouvrages de Pierre et Ilsetraut Hadot (La citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle et Sénèque. Direction spirituelle et pratique de la philosophie), ainsi que de Théodore Colardeau (Etude sur Epictète), qui commentent ces textes en les replaçant dans le contexte antique de la philosophie comme manière de vivre et la tradition des exercices spirituels, c’est-à-dire la vie d’une école philosophique au sein de laquelle on n’apprend pas seulement à lire des textes philosophiques, mais aussi et surtout à vivre en philosophe. Jérôme Robin, membre de Stoa Gallica, fait une liste détaillée de ces ouvrages introductifs et propose même un parcours de lecture dans un article intitulé : Par où commencer ? Mes 10 conseils de lecture stoïciennes.

 

L.V.D.C. : Vous organisez, le 22 octobre prochain, une rencontre stoïcienne (Stoicon-x) à l’Université de la Sorbonne : est-ce une première ? Quel en est le programme ?

J.-B. R. : Il s’agit de la deuxième édition de la Stoicon-x Paris. Le premier rendez-vous avait été un franc-succès (compte rendu disponible ici), avec près de 80 participants pendant plus d’une journée de conférences. Quant à cette deuxième édition, le programme est disponible sur le site de la billetterie : https://www.billetweb.fr/stoicon-x-paris-2022. Il se compose de quatre conférences, d’un atelier pratique et d’une table-ronde, avec des moments de pause pour échanger entre participants. Les intervenants viennent d’horizons divers : université, psychologie, management...

M. G. : Cette deuxième édition est consacrée à l’engagement politique et social des stoïciens. On a souvent tendance à réduire le Stoïcisme à sa dimension individuelle (travail de soi sur soi en vue du bonheur), mais ce serait oublier le profond altruisme et l’humanisme stoïcien.

 

L.V.D.C. : Pour finir sur une note philosophique : avez-vous une méditation stoïcienne à nous partager ?

J.-B. R. : Oui, nous vous renvoyons à l’article de Stoa Gallica sur l’identification de nos rôles : https://stoagallica.fr/identifier-nos-roles-grace-au-stoicisme/. Il s’agit d’une pratique dont nous allons reparler lors de la Stoicon-x Paris, ce samedi 22 octobre. Si vous souhaitez nous contacter pour en savoir plus sur le Stoïcisme contemporain, n’hésitez pas à nous écrire à stoa.gallica@gmail.com

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