À l’occasion de la publication d’une nouvelle traduction de la Vie d'Apollonios de Tyane de Philostrate dans la collection « La roue à livres » aux éditions Les Belles Lettres, l’helléniste Valentin Decloquement nous fait l’honneur d’un entretien exclusif.
La Vie des Classiques : Comment vous présenter en quelques mots ?
Valentin Decloquement : Je viens d’être nommé maître de conférences en langue et littérature grecques à l’université Lumière Lyon 2. Mes travaux de recherche portent sur l’environnement intellectuel des sophistes de l’Empire romain, notamment sur la place qu’ont occupée l’Iliade et l’Odyssée dans leurs pratiques littéraires et rhétoriques.
L.V.D.C. : Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ? Quelle a été votre formation intellectuelle ?
V. D. : Jusqu’à récemment, mon parcours fut une série d’allers-retours de part et d’autre de la frontière franco-belge. De 2015 à 2019, j’ai préparé ma thèse de doctorat dans le cadre d’un partenariat transfrontalier entre l’université de Lille et celle de Gand, sous la direction de Ruth Webb et la codirection de Kristoffel Demoen, qui furent mes parents spirituels tout au long de mon cursus doctoral et postdoctoral. Après un séjour d’un an en Belgique, ce fut le retour à Lille, où j’ai été vacataire puis attaché temporaire d’enseignement et de recherche de 2020 à 2022. L’année dernière, je suis reparti de l’autre côté de la frontière, à Gand, en qualité de chercheur postdoctoral recruté par la Fondation pour la Recherche en Flandres (FWO). Cette page flamande de ma vie vient tout juste de se fermer avec mon arrivée à Lyon.
L.V.D.C. : Vous publiez, aux éditions Les Belles Lettres, une nouvelle traduction de la Vie d’Apollonios de Tyane de Philostrate, dans la collection « La roue à livres » : comment est né ce projet d’ouvrage ? à qui s’adresse-t-il ?
V. D. : Pour mes mémoires de master tout comme pour mon projet doctoral, j’ai été amené à traduire en français divers textes de Philostrate, parmi lesquels figuraient de très nombreux extraits choisis de la Vie d’Apollonios de Tyane. En novembre 2018, j’ai été contacté par Michel Casevitz, directeur de la collection « La roue à livres », qui cherchait un traducteur pour ce texte. J’ai d’abord hésité, impressionné par l’ampleur de la tâche, avant de me laisser séduire par le défi. Tout en terminant de rédiger ma thèse, je me suis attelé à ce travail en commençant par compiler toutes les parties du texte que j’avais déjà traduites, puis en « bouchant les trous » un à un.
Cet ouvrage s’adresse à toute personne qui voudrait découvrir la Vie d’Apollonios sans avoir l’envie ou la capacité de passer par le texte grec – c’est la philosophie même de « La roue à livres » –, notamment aux non-hellénistes. Je sais que les spécialistes de lettres modernes s’intéressent de près à l’œuvre de Philostrate, car elle a eu de grandes retombées dans les littératures occidentales à partir du XVIe siècle. Très tôt dans mon projet, cette prise en compte du public a déterminé mes choix de traduction : sans aller jusqu’à la belle infidèle, j’ai souvent préféré la transposition au littéralisme, quitte à réinventer librement un jeu de mot, par exemple, en accompagnant ma traduction d’une note critique.
L.V.D.C. : Est-ce que vous pourriez nous présenter, en quelques mots, votre Philostrate : qui est-il ? quand a-t-il vécu ?
V. D. : Lucius Flavius Philostrate, de son nom complet, est un sophiste grec, né dans les années 170 et décédé sous le règne de l’empereur romain Philippe l’Arabe, entre 244 et 249. Sa famille est originaire de Lemnos, île de la mer Égée, qui était rattachée administrativement à Athènes. Dans les Vies des sophistes qu’il a composées à la fin de sa vie, Philostrate précise qu’il a suivi des leçons de rhétorique auprès des plus grands maîtres de son temps. Citoyen athénien, il a exercé de nombreuses magistratures connues par des sources épigraphiques. Homme grec dans une Méditerranée dominée par Rome, il se targue lui-même d’avoir été proche du pouvoir impérial : la Vie d’Apollonios, nous dit-il, fut commanditée par l’impératrice Julia Domna, épouse de Septime Sévère et mère de Caracalla. De son corpus, se dégage également la figure d’un érudit « touche-à-tout », si j’ose dire : c’est un polymathe qui s’intéresse aux différentes branches du savoir – zoologie, botanique, géographie, éthique, politique, poésie…
L.V.D.C. : Et comment avez-vous fait sa rencontre ? Avez-vous un lien particulier avec lui ?
V.D. : Contrairement aux personnages de Philostrate, je ne suis malheureusement pas un nécromancien capable d’invoquer des fantômes et n’ai donc jamais eu l’occasion de le rencontrer personnellement. En tout cas, j’ai découvert son œuvre il y a dix ans, en 2013, alors que je venais de m’inscrire en première année de master à l’université de Lille. À l’origine, j’avais pour projet de consacrer un mémoire à la critique homérique dans l’Antiquité. Ruth Webb m’a alors fait découvrir l’Heroikos (ou Sur les héros) de Philostrate, un texte destiné à démontrer paradoxalement qu’Homère a menti dans l’Iliade et l’Odyssée. J’avoue avoir été à la fois séduit et intrigué par ce projet original. De là est née ma thèse de doctorat, intitulée Commenter, critiquer et réécrire Homère dans l’Heroikos de Philostrate – et dans la Vie d’Apollonios de Tyane, aurais-je maintenant envie d’ajouter, car c’est l’une des œuvres que j’ai examinées avec un soin particulier en parallèle avec l’Heroikos.
L.V.D.C. : La tradition nous a d’ailleurs légué les œuvres de trois Philostrate(s) différents, y a-t-il un quelconque lien entre eux et entre leurs écrits ?
V. D. : Trois… ou peut-être quatre : c’est un grand débat. La tradition manuscrite nous a légué toute une série de textes attribués à « Philostrate », sinon à un certain « Philostrate de Lemnos », voire « de Tyr ». Les Philostrate étaient en fait une famille : ils se sont légué ce nom de père en fils, de grand-père en petit-fils, d’oncle en neveu… et au moins deux d’entre eux étaient écrivains. Le corpus dit « philostratéen » comprend la Vie d’Apollonios de Tyane, les Vies des sophistes (toutes deux du même auteur, qui s’autocite), l’Heroikos, un traité de gymnastique (Gymnastikos), des Lettres, deux petits discours, une première série d’Images écrites par Philostrate dit « l’Ancien » et une seconde rédigée par « le Jeune », descendant du premier… sans oublier un dialogue satirique, le Néron, qu’on a voulu attribuer à Lucien de Samosate.
Identifier l’auteur qui se cache derrière ce nom nécessite un travail d’investigation digne d’un roman d’Agatha Christie : combien les Philostrate étaient-ils et, surtout, quelle œuvre fut écrite par lequel ? Certains spécialistes ont tâché de les distinguer en se fiant à leurs autres épithètes, connues par les sources manuscrites et épigraphiques : Philostrate l’Ancien, Philostrate le Jeune, Lucius Flavius Philostrate d’Athènes, Philostrate de Lemnos… sans oublier que Lemnos était un dème d’Athènes, comme je l’ai dit.
Sans entrer dans les détails techniques, je pense personnellement qu’il faut attribuer une importante partie du corpus à Lucius Flavius Philostrate. En tout cas, le corpus est unifié dans sa diversité. Par exemple, le contenu du Gymnastikos trouve de très nombreux parallèles dans divers extraits de la Vie d’Apollonios et de l’Heroikos consacrés aux pratiques sportives. De même, les réflexions critiques portées sur l’art de la peinture dans les Images se retrouvent dans la bouche d’Apollonios.
L.V.D.C. : Nous avons parlé de Philostrate, mais qui est cet Apollonios de Tyane présent dès le titre de l’œuvre ? A-t-il réellement existé ?
V.D. : Son existence est l’un des rares aspects qui ne soient pas débattus, au même titre que ses dates de vie (Ier siècle apr. J.-C.) et que son origine (Tyane, citée située aux confins orientaux de l’Empire romain). Le reste n’est que spéculation. Lucien de Samosate, dans la deuxième moitié du IIe siècle, et l’historien Dion Cassius, contemporain de Philostrate, parlent d’Apollonios comme d’un charlatan, d’un sorcier, d’un thaumaturge, ou « faiseur de miracles », d’un mage perse entouré de disciples crédules. L’objectif que s’assigne Philostrate dans la Vie d’Apollonios, composée de huit livres, est de restaurer la mémoire de cet homme, en le dépeignant comme un grand philosophe pythagoricien qui a marqué la vie politique, intellectuelle et religieuse du Ier siècle.
L.V.D.C. : Cette œuvre est-elle donc une biographie ? Comment la présenteriez-vous en quelques mots ?
V.D. : Le titre Vie d’Apollonios a été apposé postérieurement à cette œuvre. Certes, en termes de contenu, Philostrate nous livre bel et bien la « vie » d’Apollonios en un récit chronologique qui commence par sa naissance et qui s’achève avec la mort du personnage. Néanmoins, l’auteur se montre assez évasif : il parle de ses écrits « relatifs à Apollonios » ou « en l’honneur d’Apollonios ». À vrai dire, le genre littéraire auquel appartiendrait ce texte a suscité autant de débats que l’identité réelle d’Apollonios ou que le nombre de Philostrate – biographie, discours d’éloge, récit de voyage, roman, fiction historique, hagiographie ?
Dans les traces du Roman d’Alexandre, Apollonios voyage en Inde pour découvrir la sagesse de mystérieux Brahmanes plus pythagoriciens que Pythagore lui-même. De retour dans la Méditerranée, il doit affronter la tyrannie d’un Néron mégalomane, dont le portrait rappelle celui que brossent des historiographes comme Suétone, Tacite ou Dion Cassius. Arrivé en Égypte, Apollonios offre son soutien politique à Vespasien au cours d’une querelle sur le pouvoir empruntée cette fois à Hérodote. Le voici qui voyage ensuite en Éthiopie, où il affronte verbalement des sages appelés les Gymnosophistes – un passage qui a peut-être inspiré le romancier Héliodore. À son retour dans la Méditerranée, Apollonios est accusé de sorcellerie par Domitien, autre figure tyrannique, et compose un discours de défense qui n’a rien à envier à la prose de Démosthène. Le tout est entrecoupé de dialogues philosophiques qui se font l’écho de Platon, de digressions naturalistes à la Pline l’Ancien, de descriptions géographiques à la Strabon et à la Pausanias…
Je tends à penser que Philostrate a fait exprès de brouiller les genres, dans une forme littéraire expérimentale qui tout à la fois brasse et défie les catégories pré-établies. À nous de choisir la manière dont nous goûterons à ce savoureux pot-pourri.
L.V.D.C. : Vous intitulez une partie de votre introduction « La trajectoire d’une œuvre controversée » : ce texte a-t-il, à certaines époques, défrayé la chronique ? Pourquoi ?
V.D. : La Vie d’Apollonios est peut-être ce que le paganisme a fait de plus proche des évangiles et des hagiographies postérieures : pérégrinations aux côtés de fidèles disciples, chasses aux démons, guérisons miraculeuses, résurrection d’un Apollonios qui fait presque figure de martyr face à Domitien, à l’image d’un saint persécuté par un empereur romain… tout un programme ! Je ne pense pas que Philostrate ait eu pour intention de rivaliser avec le christianisme, comme on l’a longtemps dit : parce qu’il est pythagoricien, son Apollonios est un thaumaturge, à l’image de Pythagore lui-même à qui l’on prête de nombreuses actions merveilleuses.
Indépendamment de ma manière de lire la Vie d’Apollonios, la question d’une rivalité avec le christianisme fait partie intégrante de l’histoire du texte. Dès le début du IVe siècle, les Pères de l’Église, comme Eusèbe de Césarée, ont tâché de décrédibiliser cette œuvre qui faisait de l’ombre aux évangiles. Manifestement, la querelle s’est tassée au VIe siècle : jusqu’à la prise de Constantinople en 1453, les érudits byzantins, qui nous ont d’ailleurs préservé le texte, ne se sont pas inquiétés de ces questions religieuses. Mais lorsque la Vie d’Apollonios fut redécouverte en occident aux XVe–XVIe siècles, ce fut un véritable choc. On y vit l’évangile d’un sorcier, voire de l’Antéchrist.
Ironie de l’histoire : la Vie d’Apollonios de Tyane n’a jamais été autant commentée, éditée et traduite qu’au moment même où une classe dominante affirmait qu’il valait mieux ne pas la lire. Sur les six précédentes traductions françaises de l’œuvre, deux datent du XVIe siècle, deux autres du XVIIIe. Ces dernières sont l’œuvre d’intellectuels des Lumières désireux de mettre à mal l’autorité de l’Église.
L.V.D.C. : Philostrate écrit-il dans un style atticiste comme certains de ses contemporains ? Est-il difficile à traduire ? Quel niveau de grec faut-il pour s’y frotter en version originale ?
V. D. : Je parlais d’un « pot-pourri » pour désigner le genre littéraire du texte. Je pense que cette formule s’applique aussi bien à son style, et c’était déjà le point de vue de Photios, érudit byzantin du IXe siècle. Certes, Philostrate imite la lanque attique des grands auteurs du passé, mais il est d’une nature joueuse, n’hésitant pas à déconstruire la syntaxe de la langue grecque, à insérer des mots d’Aristophane dans de longues tirades démosthéniennes, à teinter sa prose d’images poétiques, parfois « baroques ». Si vous avez fait des études de lettres classiques, vous avez d’abord l’impression, en le lisant, d’être en terrain connu, quand soudain, vous voilà en terre inconnue – ellipses, phrases sans sujet, néologismes… J’ai tâché, dans la mesure du possible, de recréer cette bizarrerie en français, quitte à opérer des choix peu académiques pour certains passages.
L.V.D.C. : Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées ? Toutes ont-elles été surmontées ?
V. D. : En dehors des questions stylistiques, mes propres péripéties ont été dignes du périple d’Apollonios en Inde. Une fois ma thèse soutenue en novembre 2019, je pensais que j’aurais le temps de me consacrer pleinement à mon projet de traduction… mais cette date parle d’elle-même : c’était sans compter la pandémie de Covid-19, les confinements successifs, la nécessité de réadapter, souvent dans l’urgence, le contenu de mes cours à des modalités pédagogiques qui n’ont cessé d’évoluer de mars 2020 à février 2021. Une fois cette crise passée, j’ai dû affronter, à partir d’octobre 2021, des problèmes de santé qui n’ont été résolus qu’à l’issue d’une opération chirurgicale en avril 2022. Le tout fut suivi d’une lente rééducation qui n’a pris fin qu’un an plus tard.
Mais ce n’est pas tout. Le 21 février 2022, paraissait une nouvelle édition critique du texte grec par Gerard Boter (Berlin : De Gruyter). C’était, bien évidemment, une excellente nouvelle pour la communauté scientifique, et je savais, depuis le début du projet en 2018, que cette édition allait voir le jour. Néanmoins, il a fallu revérifier minutieusement chacune de mes traductions, à la lettre près. C’est la seule difficulté que je crains de n’avoir pas surmontée : malgré ce patient travail de relecture, il est fort possible que des incohérences demeurent çà et là. Pour couronner le tout, le 4 juillet 2023, alors que j’achevais de réviser les dernières épreuves, paraissait un nouvel ouvrage de Gerard Boter (Critical Notes on Philostratus’ Life of Apollonius of Tyana) dont je n’ai, bien évidemment, pas pu tenir compte.
Que voulez-vous ? Il s’agit de la septième traduction française de l’évangile de l’Antéchrist. Je ne suis pas de nature superstitieuse, mais j’ai envie de croire qu’une malédiction planait sur ce projet avant même qu’il ne commence…
L.V.D.C. : Pourquoi, selon vous, continuer de lire et de traduire Philostrate aujourd’hui ? Et plus généralement la littérature grecque et latine ?
V. D. : J’aurais envie de répondre : non pas continuer de lire Philostrate, mais reprendre la lecture là où elle s’est arrêtée. Au même titre que de très nombreux prosateurs grecs de l’époque impériale, il a été perçu comme un auteur décadent à partir du XIXe siècle, avant qu’on ne le sorte des placards dans la deuxième moitié du XXe siècle. Ma traduction est la toute première en français depuis celle de Pierre Grimal, parue en 1958. Je pense que l’on a beaucoup à apprendre de tous ces auteurs qui n’ont pas eu la chance de devenir des « classiques », à la fois pour élargir notre appréhension de la littérature ancienne, mais aussi pour redécouvrir les auteurs canoniques. Philostrate et ses contemporains m’ont personnellement fait redécouvrir Homère, Démosthène ou Platon, en pointant du doigt des aspects de leur œuvre qui auraient totalement échappé à mon attention.
L.V.D.C. : Pour finir sur une note plus personnelle : quel est votre passage préféré de l’œuvre ?
V. D. : Les scènes de possession démoniaque et autres merveilles, sans aucun doute ! Mon passage préféré se situe au livre IV (chapitre 25) : une empuse, figure vampirique, se métamorphose en une femme fatale, dans tous les sens du terme, pour séduire l’un des disciples d’Apollonios et lui sucer le sang. Je profite de cette remarque pour offrir une nouvelle réponse à la précédente question : toute personne qui a le goût du fantastique (comme moi) devrait lire la Vie d’Apollonios de Tyane.