A l’occasion de la sortie de son poster, Jean-Claude Golvin nous initie à son art, la restitution.
La Vie des Classiques.— Comment vous présenter en quelques mots clés ?
Jean-Claude Golvin.— Architecte DPLG [Diplômé Par Le Gouvernement, n.d.l.r.], Urbaniste DIUP [Diplômé de l’Institut d’Urbanisme de Paris, n.d.l.r.], docteur en Histoire, (anciennement directeur de recherche émérite au CNRS) : Institut Ausonius, Université de Bordeaux III. Spécialiste de l’architecture antique et plus particulièrement de la méthodologie de la restitution des monuments et des sites.
Thèse d’Etat : « l’amphithéâtre romain » essai de théorisation de sa forme et de ses fonctions » 1985 Université de Bordeaux III.
De 1979 à 1989 Directeur du Centre Franco-Egyptien d’Etude des temples de Karnak (Egypte).
Site internet : jeanclaudegolvin.com
Restituer signifie rendre. Il s’agit de redonner une idée crédible et pertinente d’un monument ancien ou d’un site par l’image.
LVDC.—Quelles ont été les rencontres déterminantes, de chair ou de papier, dans votre parcours ? Quelle a été votre formation intellectuelle ?
J.-C. G..—En 1976 Le professeur Roland MARTIN (Helléniste spécialiste de l’architecture antique) m’a accueilli au sein du laboratoire intitulé aujourd’hui « Institut de Recherche sur l’Architecture Antique s du CNRS » qu’il dirigeait. Ce fut la date me mon entrée définitive dans l’univers de l’architecture antique et de l’archéologie.
Le professeur Robert ETIENNE (Université de Bordeaux III) m’a associé aux recherches menées sur le site de Conimbriga (Portugal) et encouragé à entreprendre une thèse d’État. Il m’a orientée et suivi au long de ce travail de recherche qui nécessitait une dizaine d’années de travail à l’époque. C’est une des personnes à laquelle j’estime devoir le plus de choses dans ma vie.
Nommé Directeur du Centre Franco-Egyptien de Karnak en 1979 j’ai eu la chance de rencontrer sur mon chemin un savant égyptologue qui, avec le temps, devint un ami intime : le Professeur Jean-Claude GOYON (Université Lumière, Lyon II). Il m’a ouvert les portes de cette grande civilisation, instruit, associé aux publications. Il m’a vraiment « mené plus haut ». Ici en encore, j’ai eu la chance de travailler au niveau international et sur un très grand site. Cette période a marqué le début des recherches consacrées à la restitution des sites.
Mais je dois mon évolution à beaucoup d’autres personnes (ainés, collègues, responsables des pays concernés) sans pouvoir les citer toutes ici.
Rentré en France en 1989 j’ai découvert avec Frédéric LONTCHO (fondateur des éditions Errance) le monde de l’édition et commencé à dessiner mes premières véritables images de communication. Ce fut le point de départ d’une aventure extraordinaire, variée, soutenue. Sur le plan médiatique je peux dire que cet éditeur et ami m’a véritablement « sorti de l’ombre » car par la suite les autres éditeurs, les revues, les musées, les émissions télévisées n’ont cessé de me solliciter.
LVDC.— Pourquoi avoir choisi l’Antiquité, comment est née la passion ? Et comment avez-vous « entretenu la flamme » ?
J.-C. G.— J’ai choisi de me consacrer à l’Antiquité parce que les monuments romains m’ont très vite intéressé et impressionné lorsque, enfant, je les ai découverts. L’histoire et le dessin m’ont toujours passionné.
Mon père était professeur d’Université et spécialiste du Maghreb médiéval. Affectueux, humaniste, il m’a certainement influencé par l’exemple qu’il donnait mais sans le monter.
Il est certain que je ne pouvais pas choisir la même spécialité que lui au risque d’être inférieur au modèle ! Il me fallait trouver ma propre voie : l’Antiquité m’a attiré très tôt et de manière tout à fait naturelle et évidente.
J’ai fait des études d’architecte et entrepris parallèlement une licence d’Histoire de l’Art et Archéologie.
Très tôt le professeur Noël DUVAL (Université de Paris IV) m’a permis de participer aux missions archéologiques qu’il dirigeait sur le site d’Haïdra (Ammaedara) en Tunisie pour relever et étudier la restitution de plusieurs basiliques byzantines.
Puis de 1973 à 1976 j’ai eu la chance de consacrer trois années à l’étude et la mise en valeur du grand amphithéâtre d’El-Jem (Thysdrus) en Tunisie en tant qu’architecte coopérant civil sous la direction éclairée de M. Hédi SLIM (Institut National du Patrimoine). Ce fut une très grande expérience, une première occasion de collaboration internationale sur un grand site.
LVDC. —Pour la première fois votre aquarelle est présentée seule au public, sous la forme d’un poster. Comment est né le projet ?
J.-C. G.—Laure DE CHANTAL (Editions les Belles Lettres et la Vie des Classiques) et le conservateur du site Antide VIAND m’ont proposé en 2020 de réaliser une image de restitution du trophée d’Auguste à La Turbie, un monument que je rêvais de dessiner depuis longtemps. Elle est diffusée pour la première fois sous la forme d’un poster.
LVDC. —Pourriez-vous nous présenter dans vos mots le Trophée d’Auguste ?
J.-C. G. — J’avais depuis ma première visite faite sur le site, il y a fort longtemps, été frappé par la force du lieu : un lien exceptionnel pertinent, signifiant, réussi, entre une œuvre architecturale et le cadre naturel au sein duquel elle a été volontairement placée.
Le trophée marque le territoire et rappelle un moment de l’histoire très important pour nous, les héritiers de cette période.
Je le trouve très beau, bien proportionné et capable d’évoquer avec force le message dont il est le symbole par sa composition tripartite et son effet ascendant, valorisant, sacralisant.
C’est aussi un très beau travail de restitution et de restauration fait par un prédécesseur architecte illustre : Jules Formigé. Voici un bel exemple de mise en valeur d’un site qui a impliqué les responsables politiques locaux, un généreux mécène et un grand architecte avec l’audace du temps.
Très franchement, sans cela il n’y aurait plus grand-chose à voir à La Turbie pour le public, tant le monument était dégradé et occulté avant cette action.
LVDC. —Comment avez-vous choisi l’angle de vue ? La végétation ? Les éléments représentés ? Pourquoi Monaco au loin ?
J.-C. G. — L’angle de vue choisi devait permettre de voir, au centre, le monument restitué dans toute sa splendeur avec à gauche la carrière de pierre et toute la côte des Alpes jusqu’à Vintimille, le territoire évoqué par la grande inscription dédicatoire retrouvée, dont la restitution est sûre.
Il devait montrer le port Monaco car le lien entre le trophée et le culte d’Hercule Monoïkos est indissoluble. Il faut toujours associer fortement La Turbie et Monaco. Ceci eut du sens hier et en a aujourd’hui.
LVDC. —Avez-vous une image mentale préalable de ce que vous allez représenter ?
J.-C. G. — Dans ce cas précis il est vrai que j’avais de ce monument une image mentale présente dès le départ, une image que le travail d’élaboration récent n’a fait qu’affiner.
LVDC. —Quelle est votre méthode ? Comment intégrez-vous la recherche et la documentation ?
J.-C. G. — Nous ne traitons ici que de l’image dessinée à la main, celle que j’affectionne particulièrement, en non de la modélisation informatique en 3D avec laquelle je collabore souvent mais qui est une autre manière de procéder.
Voir les lieux. On a toujours intérêt à venir voir sur place les monuments que l’on veut restituer car seule l’immersion physique, réelle, corporelle, dans le paysage en exprime véritablement l’effet et aide à le traduire. Il faut rencontrer les gens concernés et comprendre ce que l’image représente pour eux. Elle prendra ainsi tout son sens et continuera à vivre par eux car elle représente leur patrimoine.
La documentation de base. Il faut réunir sur l’exemple étudié une bonne documentation. Les sources les plus variées peuvent être utiles : publications (donnant des vues à l’échelle), cartes postales, recherches sur internet, etc…
LVDC. —Pourriez-vous en décrire les étapes ?
J.-C. G. — Il faut environ une semaine à dix jours de travail pour réaliser une planche de la feuille blanche au dessin final, sans compter la phase d’étude, qui est plus ou moins longue selon les cas. Le dessin de la Turbie a demandé au total environ trois semaines de travail.
Le cahier des charges. Il faut définir par écrit ce que l’on veut faire dire à l’image (ce que j’appelle le « cahier des charges de l’image) et chercher à voir si tout peut être montré à partir d’un seul et même angle de vue.
L’image mentale. En étudiant la documentation, une image mentale du monument se construit en trois dimensions dans le cerveau. On part généralement d’un plan puis on restitue les hauteurs pour comprendre les volumes. A un moment donné, l’image est là, on la voit intérieurement comme si l’on avait un objet sous les yeux qu’il serait possible de faire tourner.
Le stade de l’ébauche. Il est possible de visualiser le monument rapidement sur le papier à ce premier stade du travail qui est celui d’ébauche, celui de la recherche du meilleur angle de vue possible et du cadrage. On sait déjà par ce dessin, fait sur une feuille de petit format et en quelques minutes, ce à quoi l’image future va ressembler. On peut en discuter, changer de point de vue. Tout est encore souple et modifiable. C’est la phase décisive de l’image.
Le plan de référence. Sur un plan d’étude à bonne échelle (généralement fait sur calque), il faut restituer le site en entier pour obtenir le document fondamental dit « plan de référence ». Il est appelé ainsi car il va guider avec précision la réalisation du dessin fait par la suite. Sur ce plan est dessiné une trame régulière ou quadrillage de référence dont les carrés sont numérotés en abscisse et en ordonnée par des chiffres et par des lettres. Ainsi est établi le système de repérage nécessaire.
La mise en perspective grossière. Il est possible sur l’ébauche de tracer les grandes lignes de la perspective et de déterminer assez grossièrement ses lignes de fuite. Les carrés du plan de référence apparaissent dès lors en perspective une première fois.
La mise en perspective soignée. Le quadrillage de référence est ensuite dessiné en perspective mais avec plus de soin sur la grande feuille de papier du dessin définitif. Seule l’habitude et une longue pratique incitent à choisir le bon format de papier. Si la feuille est trop petite, il est impossible de dessiner les détails, si elle est trop grande le dessin est trop long à faire.
Il est possible de dessiner dans chaque carré en perspective ce que contient chaque carré correspondant du plan de référence. La feuille de remplit et à tout moment l’échelle de ce qui est dessiné est parfaitement maîtrisée. En effet puisque la largeur d’un carré est connue (par exemple 20 mètres) on saura quelle est la dimension de ce qui est dessiné à l’intérieur, que le carré soit proche ou éloigné sur le dessin.
La progression du dessin. Les monuments sont dessinés en allant du premier plan vers l’arrière-plan et au crayon pour rendre des corrections possibles. Puis ils sont dessinés au trait à l’encre de Chine. On procède ensuite au tracé des ombres puis la réalisation de celles-ci. Le dessin est mis en couleur à l’aquarelle. La phase finale est celle d’un réglage très soigné des teintes, des intensités, des ombres.
LVDC. —Pourquoi le choix de l’aquarelle ? Quel est l’intérêt du dessin fait à la main ?
J.-C. G. — La fait d’utiliser l’aquarelle est un choix personnel. Je la trouve rapide à utiliser, souple, subtile, efficace. Un style personnel s’est affirmé et il faut le conserver pour pouvoir utiliser dans un même livre une image anciennement faite et une image nouvelle.
L’intérêt du dessin fait à la main est de permettre de multiples accentuations et déformations subtiles qui ont toutes pour but de renforcer son efficacité, de faciliter sa compréhension. Le but est de le rendre « sur-expressif ». Il serait trop long de les énumérer : tendre les lignes de fuite, rabattre l’horizon, renforcer le symbolisme de certains éléments… Ceci est un autre sujet lié à la maîtrise du langage visuel qui est un véritable objectif de travail et de recherche pour l’auteur. Il faut savoir « mentir de bonne foi » une bien vilaine expression pour en réalité savoir mieux dire les choses.
LVDC. — Il se dégage une impression de calme et de puissance de l’image : toute la fameuse Pax Romana en un coup d’œil. Est-ce le sens que vous souhaitiez représenter ? Quel est votre but en acceptant de réaliser ce poster (mille fois merci !) ?
J.-C. G. — Le dessin du poster de la Turbie m’a passionné. Ce fut un très bon exercice. Il a fallu me replacer dans l’idéologie de l’époque augustéenne. L’inscription rend clair le propos : glorifier Auguste le fils du divin César pacificateur des Alpes maritimes qui ouvre une période de prospérité, un nouvel âge d’or. La route de côtière vers l’Italie est libre, le trophée, orienté vers Rome, domine la mer (mare nostrum) au-delà de laquelle s’étend l’empire et toujours la pax romana. Monaco et le temple d’Hercule dieu combattif et victorieux, sont liés au trophée qui s’élance vers le ciel portant l’effigie d’Auguste en apothéose. Ce monument-symbole, visible de partout marque l’entrée de la vaste Narbonnaise. Puissant marqueur dans le temps et dans l’espace, je trouve aussi que c’est un chef d’œuvre qui mériterait d’être mieux connu du public.
Ce rôle, dévolu pour le moment au poster, pourra être joué par d’autres réalisations à l’avenir.
LVDC. — Quels sont vos prochains projets (si vous pouvez nous en parler) ?
J.-C. G. — Bien d’autres projets viennent et viendront poursuivre la grande aventure de la restitution architecturale en 2021-2022 : exposition au nouveau Musée Champollion de Vif près de Grenoble, au Musée du Louvre, au Musée de la Romanité à Nîmes, au musée Narbo Via de Narbonne ainsi que des livres, des émissions télévisées… Ces images sont de plus en plus demandées car elles favorisent une communication agréable et synthétique destinée à un large public rendant l’acquisition de connaissances nouvelles agréables. Ce sont des portes d’entrées pour un voyage utile de nos jours dans le temps.
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