« Ce n’est pas un esprit qu’on éduque, ce n’est pas un corps non plus, c’est un être humain , et il ne faut pas le diviser en deux moitiés séparées. Et, comme dit Platon, il ne s’agit pas de les éduquer séparément, il faut les guider ensemble et de manière égale, comme un couple de chevaux attachés au même char[1] ». Michel de Montaigne, dans une superbe page de ses Essais, nous rappelle qu’il est impossible d’éduquer seulement l’esprit ou seulement le corps. L’être humain est synthèse de l’un et de l’autre. Et de même ce serait une grave erreur de s’imaginer « nourrir » seulement le corps : il y a le pain du corps et il y a le « pain » de l’esprit.
Du reste le vocabulaire nous aide à comprendre comment les métaphores alimentaires sont interchangeables : on peut « dévorer » un livre, « digérer » une poésie, voire « métaboliser » un roman ou être « assoiffé » de connaissances (et la liste pourrait encore continuer !). Si l’on y songe, la bouche est l’organe qui fait passer la nourriture du corps, mais aussi l’organe de la parole qui sert à nourrir l’esprit. Par exemple, pour Pétrarque et pour tant d’autres auteurs, la lecture des classiques devient l’aliment de prédilection. Tout le monde connaît la lettre de Nicolas Machiavel à Vettori, dans laquelle il raconte sa journée-standard dans l’exil de Sant’Andrea. Le secrétaire florentin divise son temps entre l’auberge ( où, en compagnie d’un « aubergiste, d’un teinturier, d’un meunier et de deux boulangers », il se consacre au jeu avec « mille disputes et un nombre infini de paroles blessantes ou injurieuses ») et son bureau :
quand vient le soir je retourne chez moi, j’entre dans mon bureau, sur le pas de la porte je me débarrasse de mes habits de tous les jours, pleins de boue et de saleté, et je mets les vêtements solennels qui traduisent ce que je suis; une fois habillé comme il se doit, j’entre dans les cours des hommes de l’Antiquité où m’attend une réception amicale et où je me délecte de cette nourriture qui n’appartient qu’à moi parce que je suis né pour elle.
On passe facilement de la « nourriture » de Machiavel au « pain » de l’esprit. Il serait impossible de reconstruire en deux simples pages l’usage qui a été fait au cours des siècles de la métaphore du pain dans les milieux littéraires et philosophiques. Toutefois j’aimerais m’arrêter sur deux exemples tirés de discours passionnés tenus par deux grands écrivains : Victor Hugo et Federico Garcia Lorca.
Le 10 novembre 1848 le célèbre romancier français intervient à l’assemblée constituante à Paris et prononce un discours vibrant contre les coupes dans le budget de la culture proposées par certains ministres. Bien des arguments invoqués par le célèbre écrivain français sont encore aujourd’hui d’une brûlante actualité. Devant la menace de couper dans le budget de la culture, le romancier montre de façon extraordinairement convaincante que ce serait une décision nuisible et complètement inefficace. C’est précisément quand une nation est frappée par la crise qu’il est indispensable de doubler le budget destiné au savoir et à l’éducation des jeunes, pour éviter à la société de plonger dans le gouffre de l’ignorance. Pour Hugo, si la politique ne s’occupe que de « l’éclairage sur la voie publique », on court gravement le risque que « la nuit ne finisse par engloutir le monde moral ». Si on pense exclusivement à la vie matérielle, exclusivement au pain qui nourrit le corps, qui s’occupera d’allumer les flambeaux qui doivent éclairer le chemin des esprits ? :
Mais si je désire ardemment et passionnément le pain pour l’ouvrier, pour le travailleur, qui est mon frère, je désire, outre le pain pour la vie, le pain de la pensée, qui est lui aussi le pain de la vie. Je veux multiplier le pain de l’esprit tout autant que le pain du corps (...) Il faudrait multiplier les écoles, les universités, les bibliothèques, les musées, les théâtres, les librairies. Il faudrait multiplier les lieux où les enfants peuvent étudier, les lieux où les adultes peuvent lire, toutes les organisations, toutes les institutions où on peut méditer, s’instruire, se recueillir, où l’on apprend quelque chose, où l’on devient meilleur.
À plus de quatre-vingt ans de distance, on retrouve la même métaphore du pain dans un émouvant discours tenu par Federico Garcia Lorca dans son village natal, Fuentes Vaqueros, non loin de Grenade. En septembre 1931, cinq ans avant d’être sauvagement assassiné par les milices franquistes, le poète espagnol, à l’occasion de l’inauguration de la bibliothèque municipale, parle des livres comme de la nourriture de l’esprit :
L’homme ne vit pas que de pain. Pour ma part, s’il m’arrivait d’avoir faim et de me trouver, épuisé, à la rue, je ne demanderais pas un pain, mais un demi-pain et un livre. Et de ce point de vue je m’en prends violemment à ceux qui ne parlent que de revendications économiques, sans jamais évoquer les revendications culturelles exprimées à grands cris par tous les peuples de la terre. Il est juste que tous les hommes aient de quoi manger, mais il est juste aussi que tous les hommes aient accès au savoir (...) J’ai bien plus de compassion pour un homme qui veut savoir et ne peut pas que pour quelqu’un qui a faim. Parce que ce dernier peut facilement calmer sa faim avec un fruit ou un bout de pain, alors qu’un homme qui a faim de savoir sans pouvoir la satisfaire est en proie à une terrible souffrance, parce qu’il a besoin de livres, et de livres en grande quantité. Et où pourrait-il les trouver ? Des livres, des livres ! Ces mots sont magiques, ils reviennent à dire : de l’amour, de l’amour ! C’est une chose que les peuples devraient demander, comme ils demandent du pain ou comme ils invoquent la pluie quand leurs champs sont semés.
Ce sont des mots, ces mots de Hugo et de Garcia Lorca, qu’il faudrait graver dans tous les parlements du monde. Sans le pain de l’esprit, sans les livres, sans toutes ces connaissances injustement jugées inutiles parce qu’elles ne rapportent aucun profit matériel, il sera impossible d’éduquer les jeunes à la solidarité et à l’amour du bien commun. Nous nous exposerons au risque de forger une humanité de moins en moins humaine et de plus en plus égoïste, et qui se laissera facilement entraîner dans la haine, le racisme, l’antisémitisme, les injustices et les inégalités socio-économiques.
Traduit de l’italien par Henri Vergniolle de Chantal
Merci à la revue de La nave di Teseo « Pantagruel » n. 0 (2019), p. 201-204 dans laquelle a paru l’article.
[1] Toutes les citations ont été traduites par H. Vergniolle de Chantal.