Si les sociétés antiques constituent bien cet « espace alternatif » provoquant un dépaysement absolu, il arrive parfois au lecteur curieux de tomber sur un texte qui semble faire écho aux préoccupations les plus actuelles. Ce sont ces textes et les perspectives qu’ils ouvrent sur notre époque que cette chronique entend explorer : avec cette conviction que l’intérêt présenté par l’Antiquité ne saurait se réduire ni à « un roman des origines » ni à un humanisme intemporel qui resterait insensible aux mutations des sociétés.
À la fin de son dialogue Phèdre Platon met dans la bouche de Socrate une histoire égyptienne, censée nous faire remonter à l’invention de l’écriture : il s’agit en fait d’un prétexte pour en dénoncer les effets pervers. Le dieu égyptien Theuth, raconte Socrate, après avoir créé la géométrie, le calcul, les dés, le jeu de trictrac et les caractères de l’écriture, alla soumettre au roi de Thèbes Thamous ses différentes trouvailles. Theuth se vante, avec l’invention de l’écriture, d’avoir trouvé le remède qui procurera aux Égyptiens la mémoire (mnêmê) et l’instruction (sophia [1]). Mais il est loin de susciter chez son interlocuteur l’enthousiasme espéré. L’effet de l’écriture, lui répond Thamous, sera exactement l’inverse :
« Celle-ci apportera l’oubli dans les âmes de ceux qui l’apprendront, car ils n’exerceront plus leur mémoire ; en effet, à cause de leur confiance dans l’écrit, c’est de l’extérieur et par des caractères étrangers, non de l’intérieur et par eux-mêmes, qu’ils se remémoreront. Tu as donc trouvé un remède efficace non pour la mémoire, mais pour le rappel. Quant à l’instruction, tu en procures aux élèves l’apparence, non la réalité. Devenus en effet érudits sans enseignement, ils paraîtront très avisés tout en manquant généralement de réflexion, et seront difficiles à vivre, se croyant instruits sans l’être vraiment. » [2]
L’écriture, à en croire Socrate, tue la mémoire et n’apporte qu’une apparence de savoir, la véritable connaissance passant obligatoirement par une remémoration personnelle. (À noter qu’en Grec le mot qui désigne la vérité, alêtheia, suggère par son étymologie que celle-ci est le contraire de l’oubli). Si paradoxale qu’elle puisse paraître, la thèse de Socrate, qui n’a jamais rien écrit, est cohérente avec son enseignement : il faut en effet la relier à la théorie de la réminiscence, telle qu’elle est exposée dans différents dialogues platoniciens et en particulier dans le Ménon. L’âme étant immortelle, « il n’est rien qu’elle n’ait appris » ; elle peut se souvenir de tout à partir d’un seul élément, à condition de bien chercher : car chercher et apprendre c’est, en somme, un acte de réminiscence (anamnêsis) [3]. Le texte du Phèdre oppose ainsi le véritable savoir, qui passe par une démarche de recherche intérieure et une remontée aux sources (suggérée par le préfixe grec ana), au simple rappel (hypomnêsis) impliqué par le texte écrit, connaissance purement extérieure et superficielle : le préfixe hypo, sous, prend ici une valeur péjorative. La connaissance qu’on tire de la lecture n’implique nullement les profondeurs de l’être : elle reste du domaine du paraître, de la doxa, qui désigne aussi l’opinion, celle des autres et celle du pseudo-savant présomptueux. Soulignons enfin un dernier paradoxe : pour remonter aux sources intérieures les plus profondes, il faut passer par un enseignement. Le texte, critiquant les lecteurs, les qualifie d’érudits sans enseignement. C’est par la médiation d’un maître que l’élève, comme cet esclave du Ménon à qui Socrate fait retrouver les principes de la géométrie, peut mettre au jour le savoir qu’il a oublié en se réincarnant. Socrate lui-même se présente comme un simple accoucheur des esprits : sa sagesse est celle d’une sage-femme, le métier de sa mère.
Aujourd’hui la théorie de la réminiscence, qui implique la croyance en la métempsychose, paraît bien loin de notre vision du monde. Et pourtant cette critique de l’écriture nous concerne. Tout d’abord on peut y voir la source de toute une réflexion qui, dans le domaine éducatif, met en garde contre un apprentissage purement livresque. « Ce qu’on sait droitement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre. » écrit Montaigne dans son essai De l’institution des enfants. Et Rousseau, de manière encore plus radicale, dans L’Émile : « Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas. »
Mais surtout ce passage de Platon comporte déjà, de manière frappante, tous les griefs adressés à l’informatique et à sa formidable capacité de mettre à disposition tout le savoir humain : une connaissance superficielle coupée de la mémoire (celle de l’ordinateur et des bases de données se substituant à la mémoire individuelle) ; l’impression fallacieuse qui s’ensuit de pouvoir se passer de cette capacité, ou de n’avoir pas à l’entretenir ; l’accès à une somme de connaissances extérieures que, faute de compétence, l’internaute est incapable de mettre en perspective ; et enfin la tentation de croire qu’on possède, au moins virtuellement, tout le savoir du monde, quand on ne fait qu’en effleurer la surface en surfant sur le web. La culture livresque suppose au moins de se procurer l’ouvrage, de le lire ou a minima de le feuilleter, c’est-à-dire de contextualiser un tant soit peu la connaissance que nous y puisons. Avec les moteurs de recherche, la quête du savoir ne requiert plus la mémoire, comme le voulait Platon, ni même l’opération intellectuelle impliquée par la lecture, mais devient un geste purement technologique, celui de l’usage d’un clavier. On dira que la lecture est ensuite nécessaire pour exploiter le document ; mais la superficialité de celle-là est va de pair avec la disponibilité de celui-ci — le copier-coller pratiqué par certains étudiants pour leurs exposés représentant en quelque sorte le point d’aboutissement de ce type de recherche. Enfin, plus encore que le livre, l’ordinateur donne l’impression de pouvoir se passer de l’enseignant : à quoi bon un professeur, puisque tout est là, à portée de main ? Une culture du renseignement, favorisée par les smartphones, immédiate, ponctuelle et déstructurée, concurrence désormais la culture de l’enseignement, qui met en jeu une patiente construction du savoir.
Bien entendu, toute invention est ambivalente, et nul ne peut refuser les progrès de la technique : il serait aussi absurde de refuser l’apport de l’informatique que de brûler les bibliothèques. Mais la conscience de certaines limites peut être salutaire : retenons, avec Platon, la nécessité d’une instruction qui, allant au-delà des apparences, sollicite un effort de mémoire — plutôt méprisé par l’air du temps — et fasse avancer la réflexion. Pour parvenir à ce résultat, rien ne vaut, avec ou sans ordinateur, la présence d’un bon enseignant.
J.-P. P.
[1] Le terme sophia, qu’on retrouve dans notre philosophie, désigne à la fois le savoir et la sagesse qu’on peut en tirer ; le traducteur, contraint en Français de privilégier une des deux acceptions, ne peut rendre cette étendue sémantique.
[2] Platon, Phèdre, 275a
[3] Platon, Ménon, 80d