Saisir à chaque fois en quelques lignes une des innombrables contradictions du temps présent, aller en elle la faire parler de nous, s’y aidant par contraste d’une possible… « survie des classiques » ! — et le tout, banalement, dans le double respect des Lumières (la raison seule permettant de croire sans violence) et de la poésie (seule capable, au fond, de débusquer — quand il faut — la violence de la raison même).
Un copain, malicieux et lent (le recueil « Commencements » date de 2013 !) me fait parvenir le livre* de Christian Viguié – pour moi, un simple nom – et me demande si 1) c’est bien là un poète 2) sa poésie me paraît limpide, ou au moins décidable 3) cette œuvre témoigne ou non de l’utilité de la poésie. Voici mon sentiment.
C’est bien là d’abord un poète, car il a signé un pacte de présence avec le monde. Un pacte, un contrat d’association : de son côté, il s’engage à une attention pure, neutre, inlassable ; du côté du monde, une complète et cohérente disponibilité est bénévolement offerte. Le poète Christian Viguié n’est embarrassé de rien car il a laissé passions et secrets au seuil de sa perception, ne gardant avec lui qu’une généreuse mobilité du regard. Son monde, lui, n’est empêché de rien, car sa parole a la « patience du verre » (p. 19), ne troublant pas plus les choses qu’un miroir ce qu’il reflète et même « absorbe ». Le monde ignore par principe son guetteur réussi, qui se cache en lui de lui, qui en est l’indétectable détecteur, qui est le pur et simple événement de savoir se glisser dans tous les autres.
Sa poésie, ensuite, ne montre personne ; ce poète est aussi naturellement seul qu’un rêveur, qu’un opéré, un œuf, un mourant. Mais il ne dit « je » que pour assumer tout le monde. Il n’y a même en ces textes aucun nom propre (ni de lieu, ni de gens, ni de nation …), comme si rien de singulier ne devait parasiter l’élan anonyme et global, entraver la commune circulation des êtres, bloquer de son garde-à-vous déterminé l’énergie quelconque de l’existence : c’est logiquement insolite, intimidant, aussi peu carrossable qu’un chemin d’auto-perfectionnement.
Enfin, le résultat est-il « utile » ? Trois fois oui, je crois ; d’abord Viguié nous apprend à lire l’émergence inédite du réel, il alphabétise l’inconnu parce que sa parole a des « gestes secrets » (p. 24) qui devinent et explicitent ceux-là mêmes qui dans le monde font advenir les évènements et les substances. C’est un observateur-clé de la gymnastique ontologique, de l’effort morphogénétique, qui par exemple ne fera pas redire aux êtres leur forme et couleur, mais bien plutôt avouer comment ils les contiennent. Ensuite sa voix (p. 37) fait réellement quelque chose du silence (elle lui fait littéralement « la peau » ! p. 66), elle obtient que l’infinité vienne en amie. Et puis la conscience de l’admirable Viguié est nue, comme doit l’être, en son vestiaire, tout traducteur de l’expressivité générale.
« Nul doute/ que la fenêtre et la table/ inventent des dieux nus/ pour être une fenêtre/ et une table
et que la parole elle-même/ cherche un dieu nu/ ou des corbeaux transparents/ pour être une parole » (p. 66)
* « Commencements », Rougerie, 2013