Saisir à chaque fois en quelques lignes une des innombrables contradictions du temps présent, aller en elle la faire parler de nous, s’y aidant par contraste d’une possible… « survie des classiques » ! — et le tout, banalement, dans le double respect des Lumières (la raison seule permettant de croire sans violence) et de la poésie (seule capable, au fond, de débusquer — quand il faut — la violence de la raison même).
Des soirées, même intellectuelles, peuvent être bénies, peuvent être utiles : dans un amphithéâtre de physiologie (!), à Montpellier, ce 21 janvier, le philosophe Gilles Moutot conviait deux remarquables jeunes femmes, Marielle Macé et Claire Marin, à traiter l’une après l’autre le thème « Écrire la maladie ». Il s’agissait bien, nous dit-il d’abord, d’écrire non sur la maladie (en un surplomb complaisant ou vain), mais bien à partir d’elle, tourment pour tourment : si j’écris, je n’arrive plus à ce que je sais ; et si je suis malade, je ne sais plus ce qui m’arrive. Dans les deux cas, la vie des formes (verbales, organiques) se brouille, et à nouveau se cherche.
Marielle Macé – humble, éclairante, résolue – cite « Bras cassé » de Michaux, où celui-ci, s’étant un jour cassé le « bon bras » (le droit), apprit aussitôt de cette chute que son être gauche seul se relevant, son homme gauche se révélerait. La maladie est moins (Canguilhem) altération du silencieux chef-d’oeuvre qu’est la santé que mise en œuvre d’une autre allure de vie, plasticité d’une vaillante restriction, preuve à la fois décisive et mortelle de l’unique créativité relative, conditionnelle, du vivant. Puis vient, dit-elle, l’expérience du long séjour en sanatorium du jeune Barthes : il y souffre de l’opacité des soins plus que de celle des poumons, et se sent plus malade de la forme (archaïque, « métronomique », hors-sol) des traitements que de l’aventure morale d’acquiescement d’une faillibilité authentifiant l’humeur comme vraie reine des facultés !
Claire Marin – l’auteur de l’admirable « Hors de moi » (Allia - 2008) – précise alors que la maladie est toujours aussi déformation (en tout cas apprivoisement de l’informe) puisqu’elle périme, ridiculise, renverse d’abord tous les styles d’être acquis et interrompt littéralement l’usuel conatus du patient, en hache le cours (qu’écrire reponctuera sans fin), et surtout en tue la moralité installée : car chacun dans la santé s’imaginait forme légitime, pouvant compter sur elle-même, voulant tenir à elle-même. Or c’est la sincérité que la maladie rend d’abord impossible (car comment penser en propre ce que notre corps affaibli et chaotique dit de nous ?) et c’est ensuite la fidélité (car comment vouloir conserver les propriétés mêmes qui nous abandonnent ?). Ainsi, suggérait Claire Marin, écrire tentera de saisir ce que la vie malade se cache à elle-même, et aura le courage de trahir le serment même de destruction, le vœu de ruine d’une maladie nous enveloppant dans notre propre exclusion.
Une soirée, donc, belle et instructive : si la santé, souvent, ne sait rien gagner du gain (d’être, d’existence) qu’elle offre, reste au contraire toujours possible, au malade devenu, ou à devenir, de « ne rien perdre de la perte même » : deux sobres et éclatantes intelligences le comprenaient ce soir-là pour nous.