Le Confident du réel

Texte :

 

Saisir à chaque fois en quelques lignes une des innombrables contradictions du temps présent, aller en elle la faire parler de nous, s’y aidant par contraste d’une possible…  « survie des classiques » ! — et le tout, banalement, dans le double respect des Lumières (la raison seule permettant de croire sans violence) et de la poésie (seule capable, au fond, de débusquer — quand il faut — la violence de la raison même).

L’incongru siège de plage, calé entre les vieux romarins du jardin d’Hervé, trahit qu’il a, cette fin de nuit, veillé (l’étui de cuir des jumelles, oublié là, brille — de rosée ? — sur la toile écossaise du pliant). Il sort, tard, sur son balcon, et me toise en souriant, la fatigue comme victorieuse, le dédain content. J’ai donc raté sa Lune rousse. Hervé aura, seul de l’impasse, assisté à l’incident astronomique, qu’il me faut accueillir en style indirect.

« Cette éclipse, voisin » me dit-il, « est le parfait événement, puisque cela dure le temps d’un effet géant ; elle est l’ombre pure d’une rencontre, qui s’ignore, et nous ignore ; mais cette rousseur de Lune, où l’on voit qu’on ne voit presque plus rien, est lincomparable aura dune obstruction ; j’y ai reconnu ma faible conscience, cachée à elle-même dans le retranchement de ses images. J’ai saisi cette nuit, voisin, la couleur vraie, la teinte d’origine de mon écran personnel, de mon antre pensant, et ce n’était pas glorieux : un voile d’épiphanie, pleutre et sublime ; l’art et la manière de ne jamais s’apparaître à soi-même pour ce qu’on est ! Une interposition qui s’oublie, une opacité sans signature, un archivage moins encore voulu qu’une fossilisation. Une boîte crânienne coiffée d’un bonnet d’âne : voilà ce que je viens de voir de moi dans le miroir de cette Lune ».

Hervé a la tête émue, et l’âme éreintée. Je le lui dis. Il s’en fiche.

« Voisin », me dit-il, « rien n’est plus déchirant qu’un miracle tamisé ».  

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