Saisir à chaque fois en quelques lignes une des innombrables contradictions du temps présent, aller en elle la faire parler de nous, s’y aidant par contraste d’une possible… « survie des classiques » ! — et le tout, banalement, dans le double respect des Lumières (la raison seule permettant de croire sans violence) et de la poésie (seule capable, au fond, de débusquer — quand il faut — la violence de la raison même).
Un des plus grands écrivains français (et aventuriers spirituels) du siècle dernier, Vincent La Soudière (1939-1993), nous est presque parfaitement inconnu. Sylvia Massias* — archiviste de Cioran, spécialiste d’Armel Guerne —, qui a exhumé et édité en trois volumes, au Cerf, ses « Lettres à Didier », signe aujourd’hui une extraordinaire biographie de Vincent. Son titre : « La passion de l’abîme » signifie, nous dit-elle, « une passion issue de l’anéantissement de l’humanité en un homme » : c’est que cet auteur d’un seul petit livre (« Chroniques Antérieures », Fata Morgana, 1978) se savait au mieux posthume, homme « d’une expérience des confins de l’humanité », être sublimement faible — faible par son « incapacité constitutive à prendre pied dans une existence d’homme », et sublime parce que son âme malade savait que, spirituellement, il n’y a par principe pas d’orgueil de guérir. Vincent, nomade toute sa vie, écumant les maisons de repos, les chambres de bonne et d’ami, les taudis champêtres, était comme l’impossibilité de vivre faite homme : il écrit n’avoir tout simplement pas enregistré, acté en ou sur lui, les milliards d'années d’évolution du minéral au sapiens (ainsi explique-t-il sérieusement son inertie !) ; il attend rien moins qu’une seconde création terrestre, mieux réussie, plus vérace (d’où son insatisfaction) ; il constate que sa « clef de voûte est un effondrement général », (c’est... son instabilité). D’effrayants passages cités p.428-9 disent au fond ceci : il a cherché l’Origine, mais c’est elle qui l’a trouvé ! Comment ?
* « Vincent La Soudière, la passion de l’abîme » (Cerf 2015)