La parrhèsia, c’est étymologiquement « tout dire », ce qui ne signifie pas pour autant se percevoir comme le détenteur de la vérité. Le parrhésiaste est celui qui s’engage dans ce qu’il croit être le vrai, sans craindre d’affronter les préjugés, de perturber le confort nécessairement éphémère que créent les idées reçues. Le but de cette chronique n’est pas de provoquer pour le plaisir stérile de provoquer, mais d’établir un dialogue exigeant avec tous ceux que la crise actuelle des lettres classiques inquiète profondément, tous ceux qui ne croient pas qu’il suffise d'attendre benoîtement que de très hypothétiques vaches grasses succèdent à de très réelles vaches squelettiques, tous ceux qui savent que dans le domaine réputé minuscule des humanités se joue aussi le sort de notre culture.
La lettre de recommandation a des lettres de noblesse. À Rome, Cicéron en écrivit de fort intéressantes. Pline le Jeune paracheva le genre, à sa manière. À vrai dire, il est peu de genres qui aient fait preuve d’une si belle continuité. Toutefois il semble bien qu’il ait connu une profonde mutation dans les deux dernières décennies. Jusque là, une lettre de recommandation était un produit artisanal, longuement pensé. Où mettre, par exemple, le « peut-être » ou le « il est à souhaiter que » qui relativiserait le tombereau d’éloges d’une sincérité variable ? Maintenant, nous sommes passés à l’ère industrielle, une production de masse, et post-moderne, puisque tout doit se faire dans la plus extrême urgence. Comme aux États-Unis, les postes fixes sont devenus rares, les jeunes docteurs sont candidats sur toutes les allocations, tous les postes précaires qu’on leur propose. Écrire des lettres de recommandation est devenu pour tout universitaire une occupation quasiment à plein temps. Ces lettres sont-elles lues ? À quoi servent-elles exactement ? Cela fait partie des adyta, des mystères de la profession. Imaginons donc l’universitaire qui rentre à la maison le soir après une journée chargée. Le moment semble venu pour lui de terminer cet article en chantier depuis plusieurs mois, réclamé sur tous les tons par l’éditeur. Arrive un courriel d’un ancien étudiant, perdu de vue depuis quelques années. En voici l’archétype, car la lettre de recommandation a engendré un genre nouveau, moins fleuri, celui de la demande de lettre de recommandation :
« Bonjour ! L’Université de Nankin met au concours un poste d’attaché(e) de recherches en humanités numériques. Vous en trouverez un descriptif sur www… La dead line expire ce soir à minuit. La lettre, en anglais, doit être envoyée sous forme PDF ce soir à l’adresse univ.nankin… Merci ! »
Vous vous dites que cette fois-ci c’en est trop. Que la désinvolture a des limites. Que vous n’êtes pas taillable et corvéable à merci. Puis, le doute s’insinue. Et si cette lettre faisait pencher le fléau de la balance ? La période est si dure pour les jeunes ! Conclusion : document word, intervalle 1, 5, Times New Roman 12 : « Dear Colleagues of the University of Nankin »...