Cette chronique raconte la vie des Classiques à la Renaissance. Des contemporains de l’humaniste Guillaume Budé (1467-1540) permettent de voir comment l’Antiquité alimente la culture, la pensée et la langue de l’époque.
La chronique précédente présentait différents traités qui s’opposaient à celui de Machiavel. Attardons-nous aujourd’hui sur celui d’Érasme : L'Éducation du prince chrétien [ou l'art de gouverner]. Le lecteur ne peut manquer le bandeau rouge qui couvre la moitié du livre dans l’édition des Belles Lettres : on lit « l’anti-Machiavel », expression accrocheuse qui sert de titre à l’introduction de Jean-Christophe Saladin.
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Couverture de L'Éducation du prince chrétien [ou l'art de gouverner]. Source : Les Belles Lettres
La quatrième de couverture annonce : « La guerre doit être évitée par tous les moyens possibles, et le prince doit consacrer toute son énergie aux “arts de la paix”. C'est l'antidote à la célèbre problématique de son contemporain Machiavel : “Comment prendre le pouvoir et comment le conserver ?” » Mais avant d’aller plus avant dans la comparaison des deux doctrines, revenons à la genèse de L'Éducation du prince chrétien.
En 1516, un jeune homme de seize ans, Charles, archiduc de Bourgogne, se rend en Espagne pour succéder à Ferdinand d'Aragon, qui vient de mourir. Il deviendra, trois ans plus tard, empereur. Ce jeune Charles, c’est le futur Charles Quint. En 1516 donc, Charles part pour l’Espagne et « aimerait emmener avec lui Érasme de Rotterdam, un conseiller qu’il vient de recruter » (Jean-Christophe Saladin, L'Éducation du prince chrétien [ou l'art de gouverner], p. 8-9).
Érasme n’est pas vraiment enthousiaste à l’idée de rejoindre le pays de l’Inquisition. Souvenons-nous que l’humaniste est l’auteur de l’Éloge de la Folie et qu’en mars 1516, il publie « chez son ami Froben à Bâle une nouvelle traduction du Nouveau Testament qui a provoqué un tollé dans l’Église » (Ibid., p. 9). Cependant, « Érasme est protégé de longue date par les ducs de Bourgogne » (Charles est l’arrière-petit-fils de Charles le Téméraire) et en 1515 il devient conseiller de Charles, grâce au chancelier de celui-ci, Jean Le Sauvage. Alors « Érasme entreprend de composer un traité de politique à l’usage du jeune prince. Il fera imprimer l’ouvrage à Bâle en juin 1516 chez Froben et le présentera à la cour le mois suivant. » (Ibid.).
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Portrait de l’humaniste Érasme (1469-1536). Source : Gallica - BnF
« L’idée centrale de L'Éducation est très simple : le prince doit gouverner pour le bien général et non pour le sien propre. » (Ibid., p. 12) Pour Érasme, qui s’inscrit en faux contre les habitudes de l’époque, « le prince doit se consacrer aux “arts de la paix”, c’est-à-dire à l’administration de son royaume et au bonheur de ses sujets » (Ibid., p. 13). Non seulement Érasme va à contre-courant de son temps, mais il se démarque également de Machiavel et de son Prince, « qui rivalise de renommée avec l’Éloge de la Folie » (Ibid., p. 14).
C’est une question de vocabulaire qui est au départ de leur divergence. « Curieusement, la pensée politique des deux auteurs repose sur l’usage d’un même terme latin, très prisé par les anciens Romains : virtus. Ce mot est évidemment à l’origine de la “vertu” française […]. Cependant, il a deux sens très distincts, pour ne pas dire opposés. Chez les moralistes, il signifie la vertu au sens où nous l’entendons le plus souvent aujourd’hui. C’était le sens des quatre vertus “cardinales” définies par les scolastiques : justice, prudence, force et tempérance. C’est le sens qu’utilise Érasme. La virtus antique n’est que la troisième de la liste et elle est bien plus que la force. Elle est la valeur du combattant, l’énergie virile (vir signifie “homme” en latin). Elle sera l’efficacité d’un remède – ou l’agent d’une infection (le virus). C’est un mélange d’audace et de témérité. C’est de celle-ci que parle Machiavel, fasciné par les exploits des héros de l’Antiquité, et de certains de ses contemporains. » (Ibid., p. 14).
La prochaine chronique présentera le De l'institution du prince (1547) de Guillaume Budé. « Volgere il viso alla fortuna ».