Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.
Le français emploie plusieurs mots, noms ou verbes, formés sur un seul mot, d’origine grecque, et qui désignent des notions très différentes.
Ce mot grec est ἀγών,-ῶνος [agôn, -ônos], masculin, d’usage classique au sens de « concours ». Ce nom est dérivé du verbe ἄγω [agô], « mener, pousser[1] » ; c’est le mot que nous traduisons, au pluriel, par « Jeux » (dits en Grèce Olympiques, Isthmiques[2], Néméens ou Delphiques, selon le lieu).
Sur le nom ἀγών a été formé le dérivé féminin ἀγωνία,-ας [agônia], « compétition, confrontation », dans quelque domaine que ce soit, mot attesté à partir du 5e siècle avant notre ère (Pindare, Eschyle, etc.[3]), et qui a pris au siècle suivant le sens de lutte spirituelle, angoisse, sens que le latin ecclésiastique agonia a emprunté et qui s’est transmis en français : l’agonie c’est la lutte angoissée, la souffrance du Christ, ultime et extrême. Les verbes dérivés ἀγωνιάω, -ῶ et ἀγωνίζομαι ont conservé le sens originel « lutter, rivaliser, concourir ».
En français, agonie (le mot est attesté dès le 12ème siècle sous la forme aigoine et il est refait à la fin du 16ème siècle, sur le latin, en agonie) est d’abord la souffrance, l’angoisse, la passion, sentiments laïcisés. L’agonie s’est peu à peu précisée en se limitant à la souffrance des derniers moments de la vie, elle est proche de la mort qu’elle précède. Au sens général, la langue emploie angoisse (cf. le Trésor de la langue française informatisé [TLFi], s.u.).
Il y a actuellement deux verbes dérivés agoniser : l’un, attesté depuis le 14ème siècle (au sens de combattre, calque du latin emprunté au grec agonizare) est intransitif et exprime l’état de souffrance extrême, sens qui évoque d’abord la passion du Christ puis la passion, notamment amoureuse, et, depuis le 19ème siècle, l’état du moribond ; l’autre est transitif et n’apparaît pas avant le 18ème siècle. Agoniser quelqu’un, c’est l’insulter, l’injurier[4]. En fait ce verbe-ci est la forme familière qui a supplanté le verbe agonir, dont la construction courante contient normalement le complément d’objet et la précision des injures ou insultes : on agonit quelqu’un d’injures, d’insultes… Le verbe agonir apparaît au 14ème siècle, dans l’expression en agonir (signifiant au moment de l’agonie, cf. TLFi, s. u. agonir) puis, à partir du 18ème siècle, il est synonyme d’insulter. Peut-être ce verbe a-t-il récupéré le vieux verbe aho(n)nir « faire honte, insulter (hypothèse indiquée par Littré, s.u agonir ; Littré ne connaît que le vieux verbe agonir et le dérivé agoniser « être à l’agonie »).
Dans le champ sémantique des mauvais traitements infligés à autrui, on connaît principalement deux verbes : insulter et injurier.
Insulter apparaît depuis le milieu du 14ème siècle, au sens de braver, attaquer, et, dès le 17ème, il signifie « réprimander, outrager, faire injures, reproches » ; on insulte quelqu’un, ou on insulte à quelque chose. Le verbe -comme exulter est le calque du latin exsulto -, est le calque du verbe latin insulto,-as,-are,-aui,-atum, « sauter sur ou contre », et au sens figuré « être insolent, braver, insulter » (composé de in et de l’Itératif-intensif salto,-as, are, dérivé de l’ancien salio,-is,-ire, salui, saltum auquel il a eu tendance à se substituer et dont le grec ἅλλομαι [hallomai] est le seul correspondant assuré (cf. Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots [DELL], 4ème éd., Paris, 2001, s.u. salio). Le déverbal insulte est connu depuis la fin du 14èmesiècle, dans la forme insult d’abord, masculine, au sens de soulèvement, sédition, puis au 16ème comme insulte, attaque, offense, outrage en actes ou en paroles ; il devient féminin au 17ème siècle. Dans le latin ecclésiastique, le nom masculin insultus,-ui signifiait déjà insulte sous l’influence peut-être de insultare, employé au sens moral déjà par Cicéron (cf. salio dans le DELL). Le passage d’insulte au féminin s’explique par l’influence des mots attaque, offense par exemple.
Injurier et injure sont attestés depuis le 12ème siècle. Le verbe est emprunté au latin tardif iniurior,-iaris,-iari (qui a pour dérivé l’adjectif iniurius, remplacé par iniuriosus ; le verbe actif iniurio apparaît en italique). À l’origine, ces mots sont des composés à premier terme négatif et désignent le fait de ne pas se comporter selon le droit (ius, iurisi, neutre). Le féminin iniuria,-æ, c’est « le tort, le dommage violant le droit puis l’offense, l’attaque, l’outrage, », en actes ou en paroles. C’est au figuré une injustice constituant une blessure infligée à l’autre, considéré comme un adversaire, à mépriser. L’adjectif injurieux est emprunté au latin iniuriosus qui a subi la même évolution que le nom iniuria.
L’insulte et l’injure sont quasi synonymes et l’on emploie presque indifféremment les termes de l’une ou l’autre famille, toutes deux bien vivantes ; l’insulte est considérée comme une injure moins grave. Une injure grave est un outrage. Le droit français, nous semble-t-il, ne distingue pas non plus nettement les deux termes ; mais la fonction de la personne à qui on s’est adressé par insulte ou injure entraîne l’usage dans l’inculpation du terme outrage (« outrage à magistrat, au chef de l’État, par exemple).
[1] Cf. latin ago,-is,-ere, egi, actum “ pousser”. À la base, une racine indo-européenne H2eg-. Nous préparons un article sur les noms grecs dérivés de ce verbe ἄγω.
[2] À l’isthme de Corinthe. Au sens premier, agôn désigne le résultat de l’action exprimée par le verbe : « assemblée, rassemblement » (voir l’article ἄγω du Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Histoire des mots, de P. Chantraine, 2ème éd., 2009).
[3] Platon, par exemple, utilise couramment le mot (28 exemples) ou ses dérivés.
[4] Il y a parfois dans les emplois du 19ème s. la précision indiquant de quoi on injurie quelqu’un : d’injures, d’insultes ou d’autres vilenies…