Mètis - Sur quelques anglicismes inconscients

Texte :

Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.

Naguère (en août 2017), dans une chronique intitulée « Dans l’air du temps », nous avons parlé du nom suprémaciste, qui nous avait paru surgir en français pour rendre compte des émeutes de Charlottesville (Virginie), le 12 août 2017. Et nous avions remarqué que si l’anglais connaissait le nom supremacy (correspondant à suprématie, s’agissant de la doctrine faisant de la race blanche la race suprême) dont le partisan était supremacist, l’équivalent français devrait être suprématiste. Nous avons considéré que notre suprémaciste était le résultat d’une influence inconsciente de l’anglo-américain ([white] supremacist < supremacy. Il faudrait peut-être ajouter deux précisions : les mots français attendus, suprématisme et suprématiste, ont existé dans le domaine artistique, au début du XXème siècle, avant la Grande Guerre, pour désigner, en architecture et en peinture, « une forme d’art, issue du cubisme, qui n’use que d’éléments géométriques et de contrastes de couleurs dans sa production », selon le Trésor de la langue française informatisé, s.u. suprématie et suprématisme, mouvement représenté par le peintre et théoricien russe  K. Malevitch (1879-1935) et qu’il a appelé lui-même suprématisme, le considérant comme supérieur à tous les autres mouvements artistiques (voir le livre du critique et historien d’art B. Dorival (1914-2003), Les peintres du XXe siècle, Paris, 1957, p. 114-119 ). Le mot est d’autant bien choisi qu’il évoque – en français au moins – un… suprême artiste.

 Pour le domaine politique, il est arrivé récemment que les formes attendues en français (cf. la chronique citée ci-dessus), suprématisme et suprématiste, soient utilisées (l’article suprématiste du wiktionary cite deux articles du magazine Le Point, l’un du 13 août 2015, l’autre du 5 novembre 2010), mais depuis Charlottesville, seules les formes avec -c- ont été utilisées, à ma connaissance : comme nous avions noté, elles ont l’avantage de paraître évoquer avec bonheur (comme un mot-valise) les racistes et les spécistes… Mais il ne semble pas que ces considérations aient pesé consciemment pour en répandre l’emploi. Il se peut aussi que l’homophonie avec l’anglais des États-Unis ait influencé l’adoption de l’orthographe avec -c-.

Dans le même ordre d’idées, l’emploi du verbe enjoindre, ou plus précisément de ses compléments, pose problème. Dernier exemple de l’anarchie syntaxique que nous avons remarquée : Dans Le Monde daté des 16 et 17 mai 2021, on lit p. 3 « Le premier ministre [israélien] rallie alors ses électeurs aux urnes, en les enjoignant de faire pièce aux Arabes » (article de L. Imbert) ; et page 12 : « La Fondation Partage […] a donc enjoint ses 121 établissements à autoriser les sorties des résidents en famille… » (déjà, dans le magazine M, supplément du Monde, daté du 3 mars 2021, p. 39, 1ère colonne : « enjoindre l’État d’interdire aux Français de sortir de leur lieu de confinement » ; et, 2ème colonne : Comment enjoindre à l’État à fournir des masques inexistants »). Le verbe lui-même, à n’en pas douter, est présent en français depuis belle lurette, depuis le XIIe siècle (cf. TLF, s.u.) ; il est synonyme d’intimer, ordonner, stipuler sans discussion. L’emploi du verbe avec un complément d’objet et un complément introduit par à désignant la personne à qui l’ordre est donné est indiqué comme vieilli.  Mais, comme dit le TLF, on emploie couramment le verbe avec un infinitif complément d’objet introduit par de et avec un complément « introduit par à désignant la personne à qui l’ordre est donné. » (ibid.) Le TLF signale aussi des constructions rares : « enjoindre que » avec verbe au subjonctif  (proposition complétive seule) ou enjoindre à (sans complétive mais avec du discours direct, ou bien le complément d’objet est un pronom de rappel, tel « elle me l’a enjoint »).  Le TLG signale même un emploi « absolu », en citant R. de Gourmont, Esthétique de la langue française, 2ème éd., Paris, 1899, p. 134 : « Le colligeur de l’Almanach Hachette […] ne donne pas d’explications ; il enjoint. »

L’origine du verbe est claire : comme le latin jungo,- is, -ere   a fourni « joindre », injungo « imposer » a fourni « enjoindre ». Aujourd’hui, il me semble que le verbe n’est guère employé dans la langue parlée, mais qu’il est réservé à l’écrit. En anglais, au contraire, to enjoin somebody to do something  semble assez courant et ce tour a pu influencer les Français, perturbé par des tours avec pronom personnel : enjoindre aux Français > nous enjoindre,  pris à tort pour un complément d’objet direct. Le trouble en français est prouvé aussi par la concurrence entre de et à pour exprimer l’action ordonnée et exigée.

Encore un usage tout neuf passé directement de l’anglais au français : c’est d’Angleterre qu’est venue la première mutation de la (ou du) covid-19 : le virus responsable de la pandémie a muté, l’anglais parle de variant. Le français dispose de deux substantifs féminins, variante (participe substantivé = forme altérée) et variable (= quantité susceptible de changer de valeur, en mathématique), mais aucun ne convient pour notre virus modifié venu d’Angleterre, resté masculin : il est plus simple d’adopter tel quel variant, participe substantivé au masculin, dont l’acception renvoie aussitôt, sans nul doute, à la situation présente. On n’a ainsi nulle conscience de l’emprunt, puisque le participe variant est déjà employé couramment

Nous en dirons plus dans une autre chronique sur l’influence que les usagers de la langue française subissent inconsciemment et qui s’ajoute à l’emploi des anglicismes avérés. Nous examinerons en particulier l’emploi d’adjectifs en -tiel ou -ciel. Mais sachons que l’anglais n’est pas seul à nous influencer sans que nous nous apercevions : tout récemment, les séminaires ont dû avoir lieu à distance, sur internet (web), et ils sont devenus des webminaires (mot-valise), mais le deuxième membre de ce composé,  -minaire, ne dépayse pas assez, peut-être ; aussi bien, on trouve un tout neuf webminar, qui en fait devrait être prononcé comme webminaire, puisque le deuxième membre est emprunté à l’allemand Seminär

 

 

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