Jeune femme passionnée par la Rome antique, j’ai développé, au cours de mes études et au fil de diverses conférences et lectures, un intérêt grandissant pour la sexualité des Romains. Comment le sexe était-il perçu, pratiqué ou évoqué par nos ancêtres ? Voilà l’objectif de cette chronique qui tentera d’expliquer le présent par le passé.
S’il y a une chose que j’apprécie tout particulièrement dans la sexualité des Romains, c’est la diversité de leur langue pour en parler. Là où le français se révèle parfois très limité, le latin se montre au contraire d’une richesse incroyable. Pour nous, tous les actes se ressemblent, les termes sont presque universels. Ou alors nous devons user en abondance de périphrases. Pas pour les Romains. Et cette richesse s’illustre tout particulièrement en ce qui concerne la fellation et ses différents aspects.
On ne présente plus la fellation. Il s’agit probablement de la pratique sexuelle la plus véhiculée par les films et séries.
La fellation (de fellare « sucer, têter ») est vue, dans le monde antique, comme un acte de soumission de la personne qui suce (fellator au masculin et fellatrix pour les femmes). Une soumission car l’auteur se voit pénétré par un pénis, organe viril et dominant par excellence.
Pour les Romains, il existe deux types de fellations : la fellatio, qui est un acte volontaire, et l’irrumatio, qui est forcée. Le français a malheureusement perdu cette distinction lexicale qui met, dans un sens, en avant le consentement de la pratique.
La perception de la fellation, le jugement, l’opprobre encourue n’est pas le même selon que l’on est une femme ou un homme.
Pour un homme, pratiquer la fellation était particulièrement dégradant. Cet acte implique une perte de virilité, une féminisation du fellator[1]. En effet, celui-ci devient passif alors que l’homme romain, le citoyen libre, doit être dominant, actif. En faisant une fellation, le fellator nie sa virilité qui s’exprime notamment par une sexualité active, dominante.
Accuser un homme de pratiquer la fellation était aussi une manière de le décrédibiliser et de l’humilier. Les exemples sont nombreux dans la littérature ainsi que dans les graffitis de Pompéi. L’objectif n’est pas de révéler une vérité, mais bien d’humilier un adversaire en le féminisant, en lui niant sa virilité. Cicéron lui-même est un adepte de cette injure. Il écrit par exemple : « [...] qui n’avait pu tenir même la partie la plus sacrée du corps à l’abri des souillures de la débauche ? [2]»
Ce texte de Cicéron est particulièrement intéressant pour la perception de la fellation. On voit qu’elle est intimement liée à la notion de souillure. Le fellator rend par cette pratique sa bouche impure. Cette bouche qui est l’organe le plus sacré du corps. Sacrée car elle permet d’effectuer son devoir de citoyen.
L’idée de pureté est d’ailleurs très explicitement citée dans une épigramme de Martial[3] : « Si tu veux te rassasier, tu peux manger ce Priape : lui rongerais-tu même les testicules, tu n’en resterais pas moins pur ». S’il n’est pas à proprement parler question de la fellation, on voit que le contact de la bouche avec les organes génitaux masculins entraine une souillure, une perte de pureté de la bouche.
On peut dès lors établir une comparaison avec le cunnilingus. On constate que tout acte sexuel qui implique la bouche, c’est-à-dire le sexe oral, à l’exception du baiser, est banni des pratiques sexuelles acceptables des Romains. Du moins pour la personne qui suce, ou qui lèche.
Si j’ai beaucoup parlé des hommes, la fellation concerne également les femmes. Il y a, dans la société romaine, cette idée qu’une matrone, donc une femme respectable, ne doit pas pratiquer la fellation[4]. Cela se retrouve dans une satire de Martial[5] :
« Pour recevoir sa couronne capitoline, Diodorus partait pour Rome, délaissant l’Egypte. Sa femme Philaenis fit vœu, afin d’obtenir le retour de son mari, de lécher (c’était la plus naïve des femmes) ce que même les Sabines apprécient fort. Le navire fut disloqué par une affreuse tempête ; Diodorus, précipité dans la mer et submergé par les vagues, pour que le vœu fut accompli se sauva néanmoins à la nage. Ô le trop lent et paresseux époux ! Si ma maitresse avait fait ce vœu sur le rivage, je serai revenu sur le champ. »
La conclusion laisse bien supposer que ce n’est pas un acte banal pour une épouse. Ce serait un acte réservé aux seules prostituées qui ne peuvent, pour ainsi dire, pas tomber plus bas de toute manière. On voit ainsi que certaines pratiques sexuelles sont réservées à certaines classes sociale. Cela tient au fait qu’une matrone ne doit pas vivre la sexualité comme un plaisir mais comme un moyen de perpétuer la race romaine. La prostituée, ainsi que les esclaves, sont là pour assouvir les besoins que les hommes ne peuvent satisfaire dans le mariage[6]. Il s‘agit donc de préserver la pureté et l’intégrité de la matrone. On voit d’ailleurs de nombreuses « publicités » à Pompéi vendant les talents de « suceuses » de prostituées. Les hommes pouvaient aussi se tourner vers les esclaves, fille ou garçon, pour jouir d’une fellation.
Il est toutefois probable que les amants ne se privaient pas de jouir de cette pratique dans l’intimité. En effet, entre la théorie et la pratique, le désir en fait parfois des siennes.
La fellation est bien plus représentée dans l’art antique que le cunnilingus. On trouve d’ailleurs des fresques qui l’illustrent à Pompéi.
Scène de fellation, thermes suburbains de Pompéi
Passons maintenant à l’irrumatio. La pauvreté du français pour parler de sexualité se trouve notamment dans ce que l’on peut qualifier de viol buccal. Il nous est tout bonnement impossible d’en parler sans devoir recourir à une périphrase. La nuance avec la fellatio semble même s’être perdue. Le latin ne connait pas ce problème. Ce viol se nomme irrumatio. La différence avec la fellatio est la violence qui l’accompagne. L’auteur en est l’irrumator, « celui qui pénètre par la bouche ». La menace d’irrumatio, plus qu’une véritable menace, sert principalement à humilier ses opposants. On le voit notamment dans ce poème de Catulle[7] :
« Je vous sodomiserai et je me ferai sucer, Aurelius le giton, et toi, Furius, l’inverti, qui, parce que mes petits vers sont licencieux, m’avez accusé de dévergondage. Un poète pieux doit être chaste dans sa personne ; pour ses petits vers, ce n’est pas nécessaire ; ils n’ont de sel et de grâce qu’à la condition d’être licencieux et dévergondés et d’avoir de quoi exciter le prurit ; je ne dis pas chez les enfants, mais chez les hommes poilus qui ne peuvent plus mouvoir leurs reins engourdis. Et vous, parce que vous avez vu dans mon livre des milliers de baisers, vous m’accusez de n’être pas un vrai mâle. Je vous sodomiserai et me ferai sucer. »
Catulle est blessé dans sa virilité, dans sa position de mâle dominant. En menaçant ses opposants de les pénétrer, il souhaite réaffirmer son statut et montrer qu’il est bel est bien un homme. Pour ce faire, il leur nierait leur virilité.
Par cette menace, on touche en fait à l’intégrité de la personne qu’on attaque. Cette attaque est toutefois absente des invectives politiques car elle marquait la servilité, et qu’un citoyen n’insultait pas publiquement un esclave.[8] On accuse donc son adversaire de pratiquer la fellatio, mais on ne le menaçait pas d’irrumatio.
La menace d’irrumatio est également présente dans les Priapées. Elle est ici sensée dissuader les voleurs de voler dans un jardin, Priape étant à l’origine le dieu des jardins et des vergers. La statue du dieu menace de violer le voleur. On remarque que la menace d’irrumatio n’est pas adressée à tout le monde, mais à une tranche particulière de la population. Ainsi une femme sera menacée d’un coït, mais jamais d’irrumation.
Regardons cet extrait : « Garçon, tu vas te faire embrocher ; jeune fille, tu vas te faire foutre. Au voleur barbu est réservé un troisième châtiment. » Ces trois châtiments sont en fait les trois types de pénétrations possibles. On voit que chaque groupe social en a une spécifique. Le troisième est la pénétration buccale. Vu la menace explicite, il ne peut être question que d’irrumatio.
De nos jours, la fellation a un statut relativement complexe. Pour avoir un aperçu général de sa perception auprès de jeunes femmes de mon âge, dans la vingtaine donc, je me suis renseignée auprès de mes amies. Les réponses diverses et variées, mais aussi parfois très opposées entre elles, m’ont permis de mieux comprendre la manière dont nous voyons la fellation. L’une d’elle m’a dit qu’il s’agissait d’un acte d’amour. Un geste que nous offrons à la personne aimée. Une autre qu’il s’agissait d’un acte sexuel comme un autre. D’autres furent plus nuancées, affirmant que la fellation est un acte intime qui a une image particulière pour chaque femme. Une dernière me répondit cependant avec force qu’il s’agissait de « l’apothéose d’une société phallocentrée ». La fellation représentant ainsi la domination de l’homme et la place centrale du pénis dans la société. Une remarque qui est revenue plusieurs fois est l’image de domination qui est encore associée à la fellation. Il y a également dans la société actuelle une véritable émancipation sexuelle qui peut s’accompagner d’un sentiment d’obligation. Une obligation à accomplir un acte sexuel. Une fellation par exemple. On observe ainsi des femmes qui refusent un cunnilingus car elle se sentent embarrassée de ne rien offrir en retour, estimant que c’est donnant-donnant. Ou encore des hommes qui refuseront un cunnilingus à leur partenaire sous prétexte que c’est sale, mais n’auront aucun scrupule à réclamer une fellation. En quoi un pénis serait-il plus propre qu’une vulve ? Cette question a véritablement traversé les âges et reste malheureusement insoluble.
[1] Girod V., Les femmes et le sexe dans la Rome antique, p. 183.
[2] Cicéron, Discours, Tome XIII, Cum Sen., 11.
[3] Martial, Épigrammes, XIV, 69.
[4] V. Girod, Les femmes et le sexe dans la Rome antique, p. 185.
[5] Martial, Épigrammes, IX, 40.
[6] F. Mira Green, « Witnesses et Participants in the Shadows : The Sexual Lives of Enslaved Women and Boys », Helios, Vol. 2, 1, Spring 2015, pp. 143-162, p. 143-144
[7] Catulle, Poèmes, 16.
[8] Akar Ph., « Le thème de la bouche souillée par le sexe oral à la fin de la République romaine et au début de l’Empire », Ktèma : civilisations de l'Orient, de la Grèce et de Rome antiques, N°41, 2016. pp. 301-309, p. 306.