Jeune femme passionnée par la Rome antique, j’ai développé, au cours de mes études et au fil de diverses conférences et lectures, un intérêt grandissant pour la sexualité des Romains. Comment le sexe était-il perçu, pratiqué ou évoqué par nos ancêtres ? Voilà l’objectif de cette chronique qui tentera d’expliquer le présent par le passé.
Si j’ai souhaité me pencher sur l’avortement, c’est à la suite d’une conversation que j’ai eue avec une amie. Nous en étions venues à parler de la pilule du lendemain et de la manière dont sont parfois reçues les femmes qui se voient forcées de recourir à ce moyen de contraception. Ces dernières peuvent être culpabilisées, prises pour des idiotes irresponsables, et même se la voir refusée sous prétexte qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Lorsque l’on a recours à la pilule du lendemain, et bien plus encore quand elle nous est refusée, nous ne pouvons pas nous empêcher de songer à une chose : et si l’on tombait enceinte... Et de là, comment ne pas penser à la possibilité de devoir avorter.
L’avortement est encore fortement diabolisé, notamment par l’Église Catholique. On voit de nombreux pays qui interdisent sa pratique, et vont jusqu’à condamner les femmes qui avortent. Ou d’autres qui reviennent à une interdiction, comme la Pologne. On le dépeint souvent comme un acte contre nature, comme un meurtre, sans tenir compte des multiples raisons qui peuvent pousser une femme à recourir à une IVG.
L’avortement n’est pourtant pas une pratique récente. On en trouve déjà la trace dans les textes antiques. Pour une question pratique, je ne me concentrai dans cette chronique que sur le monde romain.
Avant toute chose, il convient de se pencher sur le vocabulaire. Le terme abortus, que l’on traduit généralement par « avortement » peut se comprendre de deux manières : soit comme une interruption volontaire de grossesse (le sens moderne d’« avortement »), soit comme une fausse-couche. La difficulté réside donc parfois dans le fait de savoir dans quelle catégorie nous sommes. Le contexte nous permet néanmoins de trancher dans la plupart des cas. Il ne sera ici question que de l’avortement volontaire.
Les pratiques abortives étaient bien évidemment empreintes de fantasmes. Ainsi, Pline l’Ancien rapporte dans son Histoire Naturelle qu’il est possible de faire avorter une femme en la touchant avec du sang menstruel[1]. Mais d’autres moyens, plus réalistes, existaient. On peut citer des plantes comme le myrte, la fougère ou le silphium. Elles pouvaient soit être ingérées, soit utilisée comme emplâtre ou encore introduites dans le vagin au moyen d’une sorte de tampon. Il est bien sûr permis de s’interroger sur l’efficacité réelle de ces abortifs. À côté des plantes, on trouve également des procédés plus violents, comme l’insertion d’un objet pointu dans le sexe de la femme[2]. Cela n’est pas sans rappeler l’emploi des ceintres au XIX° siècle, ou encore des aiguilles à tricoter.
L’emploi de certaines drogues ou actes que l’on peut qualifier de chirurgicaux pouvaient être dangereux pour la femme qui y avait recourt. Cela pouvait aller d’une maladie ou un empoisonnement jusqu’à un danger de mort.
La relation entretenue par les médecins antiques avec l’avortement est particulière et a évoluée avec le temps. Il serait dommage de n’aborder que brièvement une thématique si intéressante et qui résonne encore maintenant. Une chronique ultérieure lui sera donc exclusivement dédiée.
Si l’avortement existait, et que les femmes y avaient sans nul doute recourt, il n’était pas forcément bien perçu. Il semble que l’on faisait peu de cas de l’avortement d’une esclave ou d’une prostituée (pour des raisons évidentes), mais ce n’était pas le cas en ce qui concerne les femmes libres et les matrones. Le problème n’était cependant pas le même qu’aujourd’hui. Il n’est, à l’époque, pas question du meurtre d’un être humain ou d’un quelconque péché religieux.
Ce texte de Cicéron nous donne une idée de la problématique :
Memoria teneo Milesiam quandam mulierem, cum essem in Asia, quod ab heredibus secundis accepta pecunia partum sibi ipsa medicamentis abegisset, rei capitalis esse damnatum ; neque iniuria quae spem parentis, memoriam nominis, subsidium generis, heredem familiae, designatum rei publicae civem sustulisset.
« Je me souviens que pendant mon séjour en Asie une femme de Milet, pour avoir reçu des héritiers subrogés une somme d’argent et s’être fait avorter en conséquence par des produits médicaux, fut condamnée de la peine capitale : rien n’était plus juste, puisqu’elle avait anéanti les espoirs d’un père, le souvenir d’un nom, le soutien d’une race, l’héritier d’une famille, un citoyen destiné à la république[3] ».
Une femme peut ainsi être condamnée pour avoir avorté. Condamnée pour avoir spolié son époux d’une descendance et la cité d’un citoyen. Dans la question de priver un père, un mari, d’un enfant, on peut retrouver la notion de culte des ancêtres. En effet, dans la Rome antique, on survit dans les memoria de sa famille. Et sans descendance, personne pour nous garder en vie dans la mémoire collective.
Notons que le droit romain ne s’applique pas en Asie à l’époque. Il n’est donc pas question de peine de mort à Rome sous la République. Les réflexions de Cicéron sont néanmoins représentatives de la mentalité romaine.
Au niveau légal, on lit par exemple dans le Digeste (recueil de commentaires de jurisconsuls ordonné par l’empereur Justinien au VI° siècle PCN) :
« Les empereurs Sévères et Antonin ont ordonné par rescrit, qu’une femme qui s’est fait avorter, doit être envoyée par le gouverneur en exil pour un temps : car il peut paraître indigne qu’impunément elle prive son mari d’avoir des enfants[4] ».
On retrouve dans le droit l’idée de privation d’une descendance. Ce qui est puni n’est pas de « tuer » l’enfant que l’on porte, mais de priver son mari d’une descendance.
Les femmes ne sont toutefois pas les seules à encourir l’opprobre pour avoir avorté. Un homme qui obligerait sa femme à recourir à un tel acte était fort mal perçu. Citons ainsi Domitien qui avait obligé Julie à avorter, ce qui l’avait tuée[5]. Si les propos de Suétone ont pour but de dresser un portait noir de l’empereur, il n’y a pas de doute que la mention de l’avortement accentuait le dégoût que l’on pouvait ressentir pour lui.
On voit avec ces textes qu’il est en fait uniquement question du mari, de l’homme. Une femme qui avorte peut être condamnée, alors qu’un homme qui fait avorter est, si je puis m’exprimer de la sorte, uniquement mal vu par la société. Constat que l’on peut malheureusement encore faire aujourd’hui lorsqu’une femme recourt à un avortement. Lorsqu’ils prennent conscience qu’une femme a choisi d’avorter, peu importe la raison, des gens vont évoquer le père, se demandant ce qu’il en pensait, s’il était d’accord. Comme si c’était à lui que revenait la décision, comme s’il avait droit de parole sur le corps d’une femme, comme si seul son avis comptait...
Mais comment aborder la question de l’avortement à Rome, sans partager ce poème d’Ovide ? Écrit à l’intention de Corine, il nous montre la perception de l’avortement dans la société romaine impériale, et l’une des raisons qui pouvaient pousser les femmes à y recourir : la beauté du corps. Le texte est relativement long, mais je ne peux résister à l’envie de vous le partager dans son entièreté :
« C'est inutilement que les belles, dispensées de faire la guerre, vivent en repos, et n'ont pas, armées du bouclier léger, à se mêler aux colonnes des guerriers cruels, si, exemptes de servir Mars, elles se blessent de leurs propres traits et arment contre leurs jours des mains téméraires. Celle qui, la première, entreprit d'arracher de ses flancs leur tendre fruit aurait mérité de périr dans cette campagne faite contre elle-même. Quoi ! pour qu'on ne puisse à ton ventre reprocher des rides, tu iras livrer ce combat et l'on étendra le sable de funeste augure. Si, aux premiers âges du monde, les mères avaient adopté cette coutume, le genre humain aurait disparu par cet usage criminel, et il aurait fallu trouver celui qui, pour la seconde fois, dans l'univers dépeuplé, lançât des pierres, germes de notre race. Qui eût détruit la puissance de Priam, si la divinité des mers, Thétis, eût refusé de porter pendant le temps voulu le fardeau de son sein ? Ilia n'eût-elle pas voulu conserver les jumeaux qui gonflaient son ventre, le fondateur de la ville maîtresse du monde n'aurait pas existé. Si Vénus avait attenté à la vie d'Énée, pendant qu'elle le portait en son sein, la terre n'aurait pas connu les Césars. Toi-même, avec toute ta beauté future, tu aurais péri, si ta mère avait fait la même tentative que toi. Et moi, moi qui dois plutôt mourir d'amour1, je n'aurais jamais vu le jour, si ma mère n'avait pas voulu de moi. Pourquoi enlever à la vigne féconde le raisin qui grossit ? Pourquoi, d'une main cruelle, arracher les fruits encore verts ? Laisse-les tomber d'eux-mêmes une fois murs ; une fois nés, laisse-les mûrir. La vie est un assez beau prix pour une courte patience. Pourquoi, d'un instrument aigu, percer le produit de vos flancs ? Pourquoi donner de cruels poisons à l'être qui n'est pas encore né ? On maudit la fille du roi de Colchide ? souillée du sang de ses enfants et l'on plaint Itys égorgé par sa mère. Toutes deux furent des mères cruelles ; mais toutes deux eurent de graves motifs pour se venger de leur mari sur leur postérité commune. Vous, dites-moi quel Térée, quel Jason vous incite à meurtrir votre corps d'une main anxieuse. Un tel crime, jamais tigresse ne l'a commis au fond de sa caverne d'Arménie ; jamais lionne n'a osé faire mourir ses produits en gestation. Et cependant des beautés délicates le font, mais non pas impunément : souvent, en tuant leurs enfants dans leur sein, elles- mêmes périssent. Elles-mêmes périssent, on les emporte au bûcher, la chevelure éparse, et tous ceux qui les voient s'écrient : « Juste châtiment ! » Mais je souhaite que mes paroles se perdent dans les espaces du ciel et qu'aucun effet ne s'attache à mes présages. Dieux cléments, souffrez qu'elle ait sans péril commis un premier crime ; c'est tout ce que je demande. Que le châtiment frappe la seconde faute ! [6]»
C’est alors que je rédigeais cette chronique que nous avons tous appris avec stupeur le projet de loi contre l’avortement de juges américains. Il s’agit véritablement d’une régression du droit des femmes. Quel retour en arrière... On voit que depuis l’Antiquité, les hommes ont décidé, et ont voulu posséder sous tous ses aspects le corps de la femme. La femme étant pour ainsi dire réduite à une simple gestatrice.
Je conclurai cette chronique par cette phrase prononcée par Rachel Green dans la série Friends : « Pas d’utérus, pas d’opinion ». Laissez enfin les femmes être maîtresses de leur corps et de leurs décisions.