Jeune femme passionnée par la Rome antique, j’ai développé, au cours de mes études et au fil de diverses conférences et lectures, un intérêt grandissant pour la sexualité des Romains. Comme le sexe était-il perçu, pratiqué ou évoqué par nos ancêtres ? Voilà l’objectif de cette chronique qui tentera d’expliquer le présent par le passé.
La première fois que j’ai entendu le mot cunnilingus, j’ai cru qu’il était question d’un nuage. Un lointain cousin du cumulonimbus si vous voulez. Comme j’étais jeune et innocente !
S’il peut en effet nous envoyer sur un petit nuage, le cunnilingus fut cependant depuis l’Antiquité considéré comme l’une des plus grandes perversions sexuelles. En 1968, dans le Diagnostical and Statistical Manual of Mental Disorder II, il est même qualifié de comportement pathologique. Et encore aujourd’hui, si l’on demande à un ami s’il pratique le sexe oral, une gêne palpable poindra le bout de son nez. Mais pourquoi le cunnilingus est-il auréolé d’un tel embarras ?
Cunnilingus signifie littéralement « lèche-vagin ». Il désigne donc à l’origine l’auteur de l’acte et non pas l’acte en lui-même. La particularité du cunnilingus est qu’il s’agit du seul acte sexuel duquel est absent le sacro-saint phallus. Vous imaginez bien que cela est assez paradoxal dans la société phallocentrée romaine.
Le cunnilingus est un acte entièrement dédié au plaisir féminin. Comme si ce n’était pas suffisamment scandaleux, il donne du plaisir sans recourir au bien aimé phallus ! L’homme s’adonne au sexe sans son pénis, organe viril et dominant par excellence. L’homme perd sa virilité et se soumet à la volonté d’une femme. Voilà le premier reproche adressé au cunnilingus : la soumission dégradante d’un homme face à une femme. Une inscription de Pompéi compare ainsi un lèche-vagin à un chien, lui niant son humanité à l’associant à un animal soumis[1].
Pour vous donner une idée de comment était perçu le cunnilingus, je vous propose de lire cette épigramme on ne peut plus explicite de Martial[2] :
Toi qui gémis de ton long esclavage, Condylus, tu ignores quels sont les ennuis du maitre et les avantages de l’esclave. Une natte vile t’assure le sommeil et vois : couché sur la plume, Caius ne ferme pas l’œil. Caius, dès le point du jour, va saluer en tremblant des maitres tant et plus. Toi, Condylus, tu ne salues même pas le tien. « Caius », crient d’un côté Phébus et de l’autre Cinnamus, « paie-moi ce que tu me dois ». Personne, Condylus, ne te dis cela. Tu crains les corrections, Caius a pieds et mains tenaillés par la goutte ; il aimerait mieux subir mille coups de verge. Ne pas vomir le matin, Condylus, ne pas lécher le vagin d’une femme, voilà pour toi qui vaut mieux que de vouloir être trois fois Caius.[3]
On peut retenir trois choses de cette lecture : Tout d’abord, le cunnilingus rend malade l’homme qui le pratique. Ensuite, c’est une soumission dégradante que l’on ne peut réaliser que sous la contrainte. Et enfin, mieux vaut être esclave et trimer sous la volonté de son maître que de s’abaisser à lécher une vulve. Plutôt l’esclavage que devoir lécher un vagin semble nous dire Martial. Dans une autre épigramme, le poète évoque la mauvaise haleine des lécheurs de vagins[4]. S’agit-il d’une punition pour pratiquer cet acte honteux ou est-ce lié à la saleté inerrante au sexe féminin ? Et si Martial est un satiriste mordant, il y a fort à parier que son dégoût intense du cunnilingus était partagé par bien des Romains.
Un autre argument à l’encontre du cunnilingus est qu’il souille la pureté de la bouche[5]. Cette bouche qui est l’organe par excellence du citoyen, celui avec lequel il s’acquitte de ses devoirs civiques. Il ne faut pas oublier que le corps féminin, ses organes génitaux et ses écoulements sont vus comme impurs et porteurs d’une souillure corporelle considéré comme transmissible. En pratiquant le sexe buccal, l’homme souille sa bouche et la rend impure. Cette impureté est incompatible avec son devoir civique. On ne peut malheureusement pas nier que certains hommes ont encore l’image archaïque que l’organe génital féminin et ses fluides sont sales et honteux...
Le dernier reproche concerne lui les femmes. Le cunnilingus est exclusivement associé au plaisir féminin, il n’a aucune visée reproductrice. Or la sexualité de la matrone doit viser à perpétuer la race romaine. La notion de plaisir sexuel n’a, en théorie, pas sa place dans la vie d’une femme respectable. C’est en ce sens que le cunnilingus constitue une perversion pour la femme.
Mais attention, dans de nombreux cas, l’accusation de cunnilingus est diffamatoire. Quoi de mieux pour injurier et décrédibiliser son adversaire que de l’accuser de pratiquer des actes ignominieux ? Les exemples abondent dans les graffitis de Pompéi. Suétone ne se gêne pas d’ajouter le cunnilingus au nombre de ses pratiques douteuses lorsqu’il évoque le comportement déviant de Tibère[6].
Dans tous les textes le cunnilingus est associé à la honte, la soumission et le déshonneur. Des sentiments qui ont malheureusement accompagné le cunnilingus à travers l’histoire. Et malgré tout, qui n’a jamais pratiqué ou joui du cunnilingus dans l’intimité d’une chambre ? La sexualité moderne a, fort heureusement pour nous mesdames, libéré la sexualité et le plaisir féminin, l’affranchissant de la honte qui le poursuivait depuis des millénaires. On peut cependant se demander si tout comme nous, dans l’intimité d’une alcôve, les amants ne goutaient pas à ce fruit défendu. Et surtout si les femmes romaines n’y prenaient pas autant plaisir que nous. L’inscription de Pompéi « Vétius lèche très bien le vagin[7] » est-elle diffamatoire ou l’acte d’une femme sur son nuage ?
Chloé Bridoux
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[1] CIL IV, 8898
[2] Martial, Épigrammes, IX, 93
[3] Les textes cités et leur traduction sont ceux des éditions de la Collection des universités de France, Paris, Belles Lettres.
[4] Martial, Épigrammes, III, 85
[5] V. Girod, Les femmes et le sexe dans la Rome antique, p. 180
[6] Suétone, Vie de Tibère 45 : « Hircum vetulum capreis naturam liguere »
[7] CIL IV, 8698