Priape & Vénus - Les menstruations

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Jeune femme passionnée par la Rome antique, j’ai développé, au cours de mes études et au fil de diverses conférences et lectures, un intérêt grandissant pour la sexualité des Romains. Comment le sexe était-il perçu, pratiqué ou évoqué par nos ancêtres ? Voilà l’objectif de cette chronique qui tentera d’expliquer le présent par le passé.

Le corps de la femme fut de tous temps source de fascination et de crainte. Combien de fantasmes, dont certains perdurent encore de nos jours, se sont vus associés à la femme au cours des siècles ! Mais l’un des plus grands mystères du corps féminin fut sans conteste le cycle menstruel. Pour reprendre les mots de Pline l’Ancien (Ier s. ap. J-C) : « Sed nihil facile reperiatur mulierum profluvio magis monstrificum[1] ».

En latin comme en grec, les menstrues sont nommées par métonymie d’après le nom du mois (mens, mensis et ὁ μήν, μηνός). En effet, les Anciens se sont très vite aperçus que le cycle menstruel concordait avec le cycle lunaire, sur lequel se basaient les calendriers archaïques, soit un cycle de vingt-huit jours. Cela se retrouve dans nos termes actuels comme menstruations, cataménial (de τὰ καταμήνια) ou ménopause (littéralement « la fin des règles »).

Un lien (quelque peu bancal) entre la lune et le cycle féminin est exposé par Aristote au IVe siècle av. J-C. Les règles auraient lieu à la fin du mois, période est plus froide et plus humide, car la lune décroît et disparaît[2]. La lune est également associée à la fécondité et cela a donné lieu à une idée particulière :

« Le déclenchement des règles se produit à la fin du mois. Aussi certains faiseurs de mots affirment-ils que la lune est de sexe féminin parce qu’il y a coïncidence entre les règles des femmes et le décours de la lune, et qu’après les règles et le décours les femmes et la lune deviennent également pleines ! Mais chez les femmes, il est rare que les règles se produisent chaque mois sans interruption : elles ont lieu, chez la plupart, dans le courant du deuxième mois.[3] »

L’appareil génital féminin, de même que les menstrues, a véritablement fasciné les médecins antiques qui sont parvenus à un étonnant croisement entre modernité et archaïsme. Dans leurs écrits, les analyses médicales pertinentes (et parfois impressionnantes pour l’époque et les moyens à leur disposition) côtoient des croyances pour le moins loufoques. Ainsi, Soranos d’Ephèse avait déjà compris que le sang menstruel provenait de l’utérus[4].

C’est toutefois sur ces spéculations que je vais me concentrer dans cette chronique. Avant toute chose, il faut préciser que le sang cataménial était perçu comme une puissance nocive à laquelle on attribuait des pouvoirs maléfiques.

La personne qui nous renseigne le plus sur les fantasmes liés au corps féminin est probablement Pline l’Ancien dans sa colossale enquête sur la nature. Il y évoque notamment les menstruations et les diverses croyances qui y sont associées.

On peut lire qu’entretenir un rapport sexuel avec une femme indisposée pouvait avoir des conséquences désastreuses selon le contexte cosmique : « Si les règlent coïncident avec une éclipse de lune ou de soleil, leur puissance maléfique est invincible, elle n’est pas moins violente pendant la nouvelle lune ; c’est alors que le coït est funeste et mortel pour les mâles ; c’est aussi dans ce temps que les femmes ternissent la pourpre, tant est forte leur virulence.[5] ». Les hommes semblent être les principales victimes du sang cataménial.

Dans le livre XVIII, dédié aux remèdes issus des animaux (ce qui inclus les êtres humains), les chapitres 20 à 23 sont consacrés à ceux tirés du corps des femmes. Voici comment Pline les introduits :

« Les remèdes qu’on dit tirés du corps de la femme approchent les plus monstrueux prodiges, même sans parler des criminels dépècements des enfants nés avant terme, des abominables usages du sang menstruel et de maintes autres pratiques révélées tant par les sage-femmes que par les courtisanes elles-mêmes[6]. »

Penchons-nous donc sur les dangereux usages du sang menstruel. Ces croyances, même pour Pline, vont au-delà de la mesure[7]. Si l’on touche une femme enceinte avec du sang cataménial, ou si elle passe au-dessus, cela peut provoquer une fausse couche. On associe donc un pouvoir abortif au sang menstruel. Une femme qui dénude ses menstrues en période de péril cosmique pourrait même éloigner la foudre. Que de pouvoirs accordés à un peu de sang !

Toutefois, la puissance prodigieuse et maléfique du sang cataménial peut être maîtrisée et employée de manière positive. Ainsi, si l’on touche les poteaux d’une porte avec du sang menstruel, la maison se voit protégée des sortilèges des mages[8]. On annule un mal par un autre mal. L’aspect négatif inhérent au sang menstruel permet, sous certaines conditions, de repousser un autre mal.

Les menstruations et la souillure qui leurs sont associées, ont également donné lieu à des interdictions et à des lois sacrées. Une inscription datée du IIe siècle av. J-C découverte en Arcadie expose une série d’interdictions relatives au sanctuaire d’Isis et de Sarapis[9]. On peut y lire qu’une femme indisposée se voit exclue pour une durée de sept jours. Cette exclusion vise à empêcher la souillure du temple le temps que la femme se purifie de ses règles. Cela se comprend par l’emploi du terme φυσικα qui implique une purification. Il y a fort à parier qu’il ne s’agit pas d'un cas unique et que ces interdictions se retrouvaient dans d’autres temples.

Cette vision négative des règles perdure encore aujourd’hui, et ce même de façon inconsciente. Cela commence par notre emploi d’innombrables euphémismes pour en parler, par exemple les ragnagnas, la mauvaise période, les Anglais arrivent, etc. Cela témoigne d’une honte et d’une gêne autour de ce phénomène. Cette gêne se retrouve également lorsque nous demandons une serviette ou un tampon à une amie en chuchotant et lorsque nous la recevons pliée dans la main afin d’être sûres que personne ne la voit. Cette honte est présente chez les jeunes filles qui refusent d’accepter qu’elles aient leurs règles et les laissent couler sans protection, comme pour nier leur existence.

La médecine à elle aussi laissé de côté les menstruations et ses effets. Toute femme a déjà entendu qu’il est normal d’avoir mal pendant ses règles, ou s’est vue minimiser sa douleur. Or ce n’est pas normal. Les simples menstrues ne sont pas suffisantes à se plier de douleur ou à devoir rester allongée en se gavant de Dafalgan. Cela est dû à des maladies, par exemple l’endométriose qui commence seulement à être véritablement étudiée et diagnostiquée.

Ce tabou des règles est également alimenté par les publicités. Ces dernières offrent une vision idéalisée, et donc culpabilisante, des règles. Il fallut attendre 2020 pour qu’une marque ose enfin montrer du sang rouge et non plus bleu dans son spot publicitaire. Et on se souvient du scandale que cela a fait. Quelle femme n’a pas entendu dire « Bon appétit » avec un air dégouté lorsque, mangeant devant la TV, une pub pour serviette était diffusée ?

Sans oublier le traditionnel « Tu as tes règles ? » lorsque nous sommes de mauvaise humeur.

Si les règles sont relativement acceptées dans nos sociétés occidentales, il nous reste cependant un long chemin à parcourir avant d’être débarrassé de tous ces préjugés et spéculations qui entourent le corps féminin, et plus particulièrement les menstruations.


[1] Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, VII, 15, 64 (les textes et traductions cités sont issus de la Collection des Université de France, éditée par les Belles Lettres).

[2] Aristote, Génération des animaux, IV, 2, 767 a 2-4.

[3] Ibid, Histoire des animaux, VII, 2, 582 a 34 – 582 b 4.

[4] Soranos d’Ephèse, Maladie des femmes, I, 6.

[5] Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, XVIII, 23, 77-78.

[6] Ibid, XVIII, 20, 70.

[7] Ibid, XVIII, 23, 77.

[8] Ibid, XVIII, 23, 85 (à l’origine, un mage est un prêtre Perse. Le terme est cependant déjà ambigu à l’époque de Pline).

[9] Te Riele Gérard-Jean. « Une nouvelle loi sacrée en Arcadie », Bulletin de correspondance hellénique. Volume 102, livraison 1, 1978. pp. 325-331 (www.persee.fr/doc/bch_0007-4217_1978_num_102_1_2007).

 

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