Eschyle, Prométhée enchaîné
Et si jamais…
Qu’est-ce que le futur pour un Grec ou un Romain ? Quel sens l’avenir avait-il dans l’Antiquité ? Tous les quinze jours, nous vous proposons un texte où les hommes du passé ont imaginé ce qui les attendrait.
Et pour commencer, nous partons dans le Caucase. On y entend de terribles imprécations...
PROMÉTHÉE : Éther divin, et vous, souffles aux ailes rapides, sources des fleuves, rire sans nombre des vagues marines, Terre-Mère du monde, et toi, disque du Soleil, toi qui vois tout, je vous appelle : regardez-moi, voyez tout ce qu’un dieu endure par des dieux !
Mélodrame.
Jetez votre regard sur toutes ces infamies qui me rongent et me feront souffrir pour des siècles et des siècles. Une telle horreur, c’est le nouveau chef des Bienheureux qui l’a machinée contre moi, une entrave ignoble. Ah…! Ah…! le malheur qui m’arrive et le malheur qui m’approche me font gémir. Que faut-il pour voir poindre un jour le terme de mes souffrances ?
Parlé.
Mais que dis-je ? L’avenir tout entier, d’avance, je le connais sans erreur, et aucun malheur ne m’atteindra sans que je l’attende. Aussi, le décret du destin, il faut le supporter sans rechigner — enfin, le moins possible… et comprendre qu’on ne lutte pas contre la force de la fatalité. Mais taire ou ne pas taire ce qui me frappe, ni l’un ni l’autre, je ne le peux. Aux mortels, oui, j’ai apporté un noble don, et me voilà malheureux, sous le joug de cette fatalité. Au creux d’un roseau, je capture la source du feu, ma rapine, qui s’est révélée pour les mortels une maîtresse en tout art, et grande pourvoyeuse. Tels sont les égarements dont je paie le prix, cloué que je suis, enchaîné, en plein vent.
Animé.
Hé là ! Hé là ! quel bruissement, quelle odeur imperceptible a volé jusqu’à moi ? Est-ce un dieu qui l’envoie ? est-ce humain ? un mélange des deux ? Est-il venu, sur ce rocher du bout du monde, un spectateur de mes peines ? Que me veut-on, sinon ? Voyez : un dieu enchaîné, rivé à son destin — moi.
Mélodrame.
C’est moi, la bête noire de Zeus, moi qu’ont pris en abhorration les dieux au grand complet, tous ceux qui ont leurs entrées à la cour de Zeus, pour avoir trop aimé les mortels. Ah…! Ah…! Quoi enfin ? Quoi encore ? Qu’entends-je ? un frémissement d’oiseaux, tout près ? et de légères volées d’ailes font zinzinnuler l’air pur ? Tout ce qui s’insinue jusqu’à moi me terrifie.
Eschyle, Prométhée Enchaîné, v. 88-127
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Et si jamais les hommes sortaient de leurs cavernes ? Ils auraient des torches pour illuminer les mariés et les morts. Les ombres bougeraient au rythme de leurs flammes. Ils feraient descendre les étoiles entre leurs mains. Qui sait, on pourrait imaginer la suite. D’étincelle en étincelle, voici que partout on se met à rêver. Peut-être que l’âge d’or n’est pas cette époque brillante à jamais terminée, qu’il se profile au contraire dans cette grande lueur à l’Est (de la Béotie) : Athènes, la belle, la victorieuse. Les Grecs n’avaient jamais vu dans le futur que la continuation des malheurs, mais la grandeur d’Athènes a des airs de promesse. Alors Eschyle fait revenir Prométhée de son exil. « Éther divin, et vous, souffles aux ailes rapides, sources des fleuves, rire sans nombre des vagues marines, Terre-Mère du monde, et toi, disque du Soleil, toi qui vois tout, je vous appelle…! ». Le Titan invoque la Terre et le Soleil, mais c’est aux spectateurs mortels qu’il parle, à ces hommes qu’il a faits et qu’il a trop aimés. Aux yeux des Athéniens, la rapine de Prométhée fonde la puissance de la cité humaine et le développement des τέχναι (les arts et métiers).
Seulement voilà : il y a Zeus, et le destin des hommes. Il fait froid sur l’Olympe, Zeus est enrhumé, tandis que bien plus bas, on fait des grands feux, des festins étincelants, et parce qu’on sait frotter des branches sèches, on croit que l’on est des êtres merveilleux. Mais il n’y a rien de merveilleux chez les hommes, rien d’extraordinaire : l’audace, c’est celle de Prométhée, le voleur ni homme ni dieu. Venu des temps très anciens du monde, Prométhée a dérobé aux dieux l’avenir pour le donner aux hommes. Et on ne badine pas avec l’avenir.
Alors notre Titan est en fâcheuse posture. Il a donné le feu ? Le châtiment le consume. La médecine ? Mais il est fou ! L’art de dompter les éléments et les animaux ? Voilà le dompteur dompté, et bien durement. Tous ses dons concourent à sa chute. Lui qui crie à l’adresse du monde entier, qui voit s’allonger devant lui la succession infinie des souffrances, tout d’un coup ne sait plus ce qui l’attend ni ce qui l’approche. Un battement d’ailes : l’aigle qui vient lui grignoter les entrailles ? Hermès et ses sandales ? Un coup de théâtre à plumes ?
De la date du Prométhée enchaîné d’Eschyle, on ne sait rien de certain. Tiens, d’ailleurs, et si ça n’était pas Eschyle ? Mais alors, qui ? Un faux Eschyle ? Eschyle Junior ? Supposons que l’on soit à Géla en Sicile, c’est-à-dire entre la représentation de l’Orestie (458 av JC) et la mort d’Eschyle, fils d’Euphorion, en 456 dans cette même Géla. Eschyle est parti d’Athènes, la belle, la victorieuse. Qu’est-ce qui attend la cité ? Pour l’instant, Prométhée est attaché au Caucase. La pièce se passe bien avant la grandeur d’Athènes. Les hommes viennent à peine de sortir de leurs cavernes. Le feu est encore un nouveau venu, et bien malin qui peut dire combien de temps ils le garderont. Par son nom (celui qui pense avant), Prométhée « sait l’avenir, tout entier, d’avance », mais ce qu’il voit n’est rien d’autre que le noir qui entoure les feux des hommes, tout ce qui reste obscur, plein de peines et de mystères. Aussi bien, le rêve athénien n’est pas sans inquiétudes. La cité est déjà compromise dans la guerre. Pour des hommes qui ne se définissent comme tels que parce qu’ils sont libres*, voir Prométhée dans les fers fait trembler pour l’avenir. Eschyle aurait-il douté d’Athènes ?
Entre l’enchaînement initial et la victoire de la cité, il y a bien des mythes et des poèmes. Eschyle, dit-on, avait composé une trilogie. Après Prométhée enchaîné, on y voyait Prométhée délivré, puis Prométhée porte-flambeau. Le geste de Prométhée est comme la gloire d’Athènes : il permet aux hommes de penser l’avenir. Il replace dans la nuit des temps un événement fondateur, tandis qu’il reflète l’état d’esprit d’une époque radicalement nouvelle. Mais, au moment présent, Eschyle invente la tristesse de Prométhée.
* Thucydide, La guerre du Péloponnèse, II, 34-46. Périclès célébrant l’oraison funèbre des morts de la guerre dit ce qui fait la beauté et la force d’Athènes.
Sources :
Jacqueline de Romilly, « Thucydide et l'idée de progrès », Annali della scuola normale superiore di Pisa (Lettere, storia e filosofia) 35, 1966, p. 143-191.
Georges Méautis, La date du « Prométhée enchaîné » d’Eschyle, Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 104ᵉ année, N. 1, 1960. p. 151-161.
Suzanne Saïd, Le Prométhée enchaîné, un hymne au progrès ? Les arts et les images, L’Information Grammaticale, N. 23, 1984. p. 33-37.