Qu’est-ce que le futur pour un Grec ou un Romain ? Quel sens l’avenir avait-il dans l’Antiquité ? Tous les quinze jours, Louise Routier-Guillemot vous propose un texte où les hommes du passé ont imaginé ce qui les attendrait.
Quittons le Caucase pour les côtes africaines. Pendant trois chroniques, nous allons suivre Énée dans son voyage vers l’Italie. Et les dieux ne sont jamais loin…
Il sourit à sa fille, le père des hommes et des dieux, avec son visage d’apaiseur de ciel et de tempêtes, et lui appliqua sur les lèvres un léger baiser. Voici comme alors il parla :
Soudain, la nuit. Troie brûle. Énée et ses compagnons s’échappent sur des navires, se confient à la mer. Et que va-t-elle faire d’eux, la redoutable, la fourbe, la grande glacée ? Rien de pire que la mer, ce miroir de l’angoisse où le monde entier vacille. C’est bien ce qu’Énée redoute : l’effondrement, la terre qui se dérobe sous ses pas, le déchaînement des forces aveugles. Le voilà pris dans les vagues, où l’on ne peut laisser aucune trace, rien qui parle à l’avenir. On a beau être un héros, on n'a pas pour autant le goût de l'aventure. Avec la tempête, le soleil s’est noirci. Sur le bateau, les hommes ne discernent plus rien. Ils sont emportés. Imagine-t-on bien cela : en plein jour, soudain, rien d’autre à voir que des éclats de vagues se brisant sur le pont. Enfin, la tempête se calme, les Troyens abordent. Bientôt il faudra reprendre la mer, risquer sa vie. Énée a une mère : Vénus, la déesse de Cythère, et fille de Jupiter. Elle pleure. Et Jupiter lui sourit. « Retiens ta crainte, Cythérée… ». Le latin dit : « Parce metu, Cytherea ». C’est-à-dire : retiens, épargne, garde ta crainte en réserve. Tu auras tant de raisons de craindre, et tant de fois tort. Garde ton souffle, Cythérée : tu les verras combattre, les fils de tes fils, ce n’est pas de sitôt que le grand spectacle prendra fin. Écoute, Cythérée : voici venir le temps de Rome.
Le temps de Rome, vraiment ? Mais qui parle de temps ? Lorsqu’Énée aura trouvé l’Italie, il descendra de son navire. Avec ses compagnons, il quittera la mer terrible. Enfin, hors de la mer, plus de ciel qui tangue avec le roulis, de chimères sur l’horizon scintillant. L’avenir qu’Énée imagine pour son peuple — l’avenir que les dieux lui insufflent, avec l’espoir, et l’ordre de continuer — est un immense effort pour s’arracher à cette mer, au mouvement perpétuel de l’histoire. Enfin, l’éternité. Le futur est au sec.
Jupiter, pour la déesse, et pour nous, hommes du temps de Virgile, dissipe un instant les mystères qui entourent l’avenir. Il prédit et ordonne par la même parole. Il parle à sa fille, à une déesse, et ne lui délivre pas les oracles ambigus qui piègent parfois les hommes lorsqu'ils les comprennent mal. Tout le futur est contenu dans ses mots : la fondation d’Albe la Longue, puis Romulus et Rémus, fils de Mars et de la vestale, nourris par la louve ; la naissance de Rome, rivale d’Albe qu’elle finit par remplacer, la conquête de la Grèce par les Romains, et enfin, Jules César, divinisé après sa mort, père adoptif du non moins divin Auguste. Virgile, dans les paroles de Jupiter, retrouve son propre présent. Le dieu parle par énigmes, mais elles n'en sont plus pour ceux qui liront l'Énéide. Virgile fait de nous les véritables contemporains de Jupiter.
Après le temps enchanté des Bucoliques, et celui, cyclique, des Géorgiques, rythmé par le retour des saisons, on pourrait croire que Virgile, avec l’Énéide, trouve enfin une nouvelle dimension du temps : le temps linéaire, plein d’un sens qui ne se révèle que dans l’histoire. Mais Rome n’a pas une histoire, elle a un destin. Assaracos est l’ancêtre d’Énée, un prince troyen. Conquérir la Grèce, c’est rejouer la guerre de Troie : cette fois, les Troyens sont vainqueurs, par substitution et par métaphore. Chaque époque reprend les précédentes, chaque présent contient tout le passé : Énée, Romulus, Auguste sont les figures du même pouvoir de fonder, de la jonction entre l’ordre ancien et l’ordre nouveau. Le peuple aussi connaît une continuelle métempsycose : les Troyens, les Albains, les Romains portent à travers l’histoire les attributs de la souveraineté. Le temps n’est pas une flèche qu’on dirige droit vers le futur. C’est une constante redistribution de l’espace et des rôles, un polissement des siècles, l’ajustement infini de ce qui doit être… — infini, non. Car on ne se complaît pas dans l’histoire. Le français s’en accommode : les siècles passent, les lustres s’écoulent, tout au plus le temps fuit. Chez Virgile, le temps est quelque chose de bien plus douloureux : les siècles roulent, les lustres s’effondrent — volvendis mensibus, lustris labentibus. Mais à la fin, le temps n’existe plus : « nec metas nec tempora », « ni bornes ni durée » pour l’empire des Romains. Le mot pour « durée » est « tempora », littéralement « les temps ». Rome n’a pas un temps imparti : elle a l’éternité pour elle, c’est-à-dire tous les temps et aucun. L’éternité comme avenir signifie échapper à l’histoire. L’avenir est une chose définitive, un port dont rien ne nous arrachera. Mais ce port n’est pas Ithaque. On n’a pour lui aucune nostalgie. Le plus sûr, l’éternel, la promesse des dieux ne nous rappelle rien, n’existe pas encore.
Sur le pont du navire, les vagues se brisent toujours. En attendant l’éternité, il faut échapper aux naufrages. L’éternité un jour ; pour l’heure, voici la mer.
Louise Routier-Guillemot
Sources
Sabine Luciani, « … dulcis moriens reminiscitur Argos (En., X, 782). Quelques remarques sur le vocabulaire du temps chez Virgile. » In : Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°2, juin 1997. p. 117-137.
Joël Thomas, Les Structures de l’Imaginaire dans l’Énéide, Les Belles Lettres, Paris, 1981.
Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour, Gallimard, Coll. Folio Essais, 1989.