En Amérique, la modernité ne fait pas table rase des auteurs anciens, elle s’y ressource : après une formation française en lettres classiques, René de Nicolay profite d’une année d’échange à l’université de Princeton pour découvrir l’enseignement de l’Antiquité outre-Atlantique.
Les premières semaines de l’année universitaire sont, pour les étudiants qui commencent leur Ph.D. (équivalent américain du doctorat), l’occasion de multiplier les rencontres, de s’enquérir des centres d’intérêt de chacun, de donner le coup d’envoi à cet échange continu d’idées qui fait le charme des campus. Lorsqu’elle s’engage avec une figure inconnue, la conversation débute bien entendu par la triviale mais nécessaire communication des prénoms. Dans un environnement aussi international que Princeton, ce moment-clé exige de l’attention, si l’on veut être bien sûr de saisir au vol un nom aux consonances éventuellement exotiques. Il faut croire que le mien, René, est inouï à la plupart de mes interlocuteurs (de quoi troubler le repos éternel de mon saint patron, jésuite angevin à qui les Iroquois d’Ossernenon, à trois cents kilomètres au nord d’ici, apprirent en 1642, à coups de tomahawk, ce qu’il en coûtait de vouloir de les évangéliser). Un peu lassé de répéter mon prénom, de l’épeler (ce qui implique un exposé en règle des charmes et vertus de l’accent aigu), j’ai résolu de renvoyer mes interlocuteurs à mon plus illustre homonyme, heureusement connu de la plupart d'entre eux : je veux parler de Descartes. J’ai été quelque peu étonné de constater que, dans ce temple de la philosophie analytique qu’est Princeton, l’auteur des Méditations métaphysiques était tenu fort en honneur, plusieurs étudiants m’ayant confié que, pour eux, la « vraie » philosophie commençait avec lui. À croire que la notion de méthode soit prise bien plus au sérieux ici que, jadis, par les pères du Collège royal de La Flèche. Depuis le début des cours, à la mi-septembre, j’ai eu l’occasion d’apprécier la qualité des méthodes d’enseignement, dont la présente chronique entend donner une synthétique présentation, à partir de ma récente expérience en Classics, et de ma petite enquête.
Commençons par un schéma global du cursus universitaire. Il est divisé, aux États-Unis, en trois parties. La première, dite undergraduate, s’effectue en quatre ans : c’est ce qu’on appelle le college. Les maquettes varient selon les institutions, mais elles visent généralement à ouvrir les élèves à des matières diverses ; la spécialisation n’intervient à Princeton qu’en troisième année (on choisit alors une major, une matière forte, tout en gardant la possibilité de prendre quelques cours dans d’autres départements). La seconde étape est facultative : il s’agit du master, qui ne dure qu’un an. Il est optionnel, car il est possible de s’en passer pour rentrer directement, après le college, en Ph.D. (abréviation de philosophiae doctor, philosophia étant pris en son sens large, qui comprend les sciences). Si les années de college et de master sont financièrement coûteuses, les élèves de Ph.D. n’ont rien à débourser en frais de scolarité (tuitions), et reçoivent un financement pour les besoins de l’existence (stipends).
Le Graduate College de Princeton, où habitent la plupart des étudiants de doctorat lors de leurs premières année
Ce bref détour par l’architecture générale du système était nécessaire pour exposer les méthodes de cours. Les enseignements délivrés aux élèves undergraduate joignent, dans un harmonieux équilibre, le cours magistral du professeur (lecture, généralement deux heures hebdomadaires), et les precepts, sorte de travaux dirigés, donnés par un étudiant de Ph.D. à raison d’une ou deux heures par semaine. En Classics, ces deux modes d’enseignement visent à mettre les élèves en contact avec les textes, et à les faire réfléchir, par leurs propres moyens, sur les problèmes qu’ils soulèvent. Le rythme est soutenu mais réaliste. Pour donner un exemple : dans le cours d’undergraduate que je suis sur les idées politiques de la Grèce archaïque à la fin du Moyen Âge, l’ampleur du sujet requiert des progrès rapides, et les élèves ont à lire, sur deux semaines, la République de Platon, sur deux autres les Politiques d’Aristote, pour les séances suivantes Polybe, Cicéron, Augustin et, pour finir, Thomas d’Aquin. La récompense n’est pas mince à la fin du semestre, puisque chaque élève aura eu l’occasion d’un accès direct aux textes, dont les remarques du professeur, et les discussions du precept, auront permis l’assimilation.
Ce cours a la particularité d’être couplé avec un séminaire à destination des graduate students, dispensés de precepts. Nous y discutons les textes anciens, à la lumière d’une bibliographie supplémentaire, généralement trois ou quatre articles, ou chapitres de livres, qui attirent notre attention sur tel ou tel enjeu de nos sources. Ainsi fonctionnent tous les cours au niveau graduate : la fréquentation constante des oeuvres antiques, dans le texte le plus souvent, est guidée par le professeur et les orientations bibliographiques qu’il fournit. Lors du cours, les étudiants rebondissent sur les remarques et questions par lesquelles le professeur lance la discussion.
L’interaction entre le professeur et les élèves est la marque distinctive de tout le système universitaire américain. Ici, un cours de graduate students au département d’histoire de Princeton.
Le résultat, à ce que je vois, est plus que probant. D’abord parce que tout l’enseignement est fondé sur la connaissance précise des textes. C’est le coeur de la méthode, et il n’y en a pas de meilleure, à mon sens, pour acquérir cette familiarité avec l’Antiquité qui peut seule permettre, ou bien de réaliser une « acquisition pour toujours » comme dirait Thucydide, ou bien de produire une recherche intelligente. Par ailleurs, le format des cours graduate fonctionne à merveille, dans la mesure où les étudiants effectuent les lectures demandées. Alors, la discussion peut être vraiment féconde : j’ai pour ma part appris autant, jusqu’ici, des précisions des professeurs, que des remarques des étudiants. Ces derniers peuvent se permettre de prendre position, précisément parce qu’ils bénéficient, depuis leurs années de college, d’un contact ininterrompu avec les auteurs. Le savant dosage de lecture des textes, de consultation de la recherche et de réflexions personnelles confère, à l’ensemble du système, un équilibre extrêmement efficace. On voudrait se montrer critique, et l’on a bien du mal à l’être. Certains disent que le rythme des lectures, trop astreignant, invite au survol des textes ; d’autres, que les interventions des autres étudiants valent toujours moins que ce qu’un professeur, du haut de sa longue expérience, peut communiquer à ses élèves. L’accomplissement des lectures dépend du sérieux des élèves, et les plus motivés ne sont en rien gênés par ceux qui le sont moins. Quant au principe de la discussion, il comporte des risques, que la qualité du travail effectué en amont, l’art du professeur, enfin la chimie propre à chaque groupe peuvent faire disparaître. Tout ce que je puis dire, c’est que ce qui m’a été donné de voir jusqu’ici me remplit plus d’enthousiasme que de circonspection.