Dans la revue Le Hanneton, livraison du 2 janvier 1868, parut « Qui veut des merveilles ? Revue de l’année 1867 », pièce en onze scènes, composée par P. Verlaine et Fr. Coppée (on trouve cette œuvre p. 20-38 des Premiers vers dans les Œuvres poétiques complètes de Verlaine, édition de 1951 par Y.- G. Le Dantec dans la Bibliothèque de la Pléiade, aujourd’hui revue, complétée et présentée par J. Borel), on lit dans l’Épilogue, p, 36, troisième de six quatrains, ce couplet qui fait parler «les petits crevés et les petites crevettes », les garçons d’abord et les filles ensuite :
« Nos vestons courts jusques aux nuques / Nous donnent un galbe parfait,Et nos chignons font leur effet / Même sur les eunuques. »
Pour donner, j’imagine un poids égal aux deux genres, les poètes ont qualifié de petits les crevés pour faire pendant au diminutif (apparent) crevette et ajouté ensuite petites pour parfaire l’égalité de traitement, crevette n’étant plus senti comme diminutif. L’emploi du mot crevette doit s’expliquer par « attraction paronymique », comme dit le TLF, s.u, « crevette » pour désigner le féminin du crevé ou du petit crevé, comme on voit dans les Premiers vers de Verlaine. La famille de mots à laquelle crevé appartient, autour du verbe crever, est riche de diverses dérivations. En consultant le Petit Larousse illustré (édition de 2000), on trouve la crevaison (fait de crever, résultat de ce fait), crevant, -e (éreintant, épuisant, ou qui fait crever de rire), crevard, - e (dont l’aspect famélique, maladif, laisse croire à une mort proche, mais aussi celui qui est « à crever, digne de crever »), crevasse (ouverte dans une surface crevée, un glacier, une peau), avec le verbe (se) crevasser, crève-cœur (peine qui inspire compassion ou pitié), crève-la-faim, mot dit à tort familier (miséreux). Un crevé, terme technique, est « une ouverture dans une pièce de vêtement et laissant voir la doublure ; mais la crève est le sentiment d’être près de crever, après avoir pris froid. Le TLF enregistre aussi le participe substantivé au féminin la crevée, mot employé en Suisse (référence datant de 1909) au sens de bévue, maladresse, cependant que le dictionnaire Larousse indique le verbe suisse crevoter, dépérir, mourir progressivement (le suffixe –ot(t)er évoque chevrotter, grelotter, etc.). Le participe passé crevé est employé couramment au sens d’éreinté, mort de fatigue ; on ne trouve pas dans le Larousse le participe substantivé crevé employé par Verlaine et Coppée. Le mot désigne un jeune homme à la mode, à la vie nocturne endiablée et donc fatigante (le TLF parle de jeune homme efféminé, mais ce n’est pas évident), et qui le crève (on retrouve le mot en 1934 dans Les célibataires, p. 793 dans l’édition de la Pléiade, Romans, tome I, où Montherlant, l’emploie en insistant avec commisération ou cruauté sur l’aspect maladif du « jeune crevé, hâve, voûté, avec sa coiffure de rhétoricien », caricature de l’étudiant). Je ne crois pas que ce mot soit encore employé ainsi de nos jours ; remarquons en outre que ce mot désignant une personne qu’on raille est accompagné d’un qualificatif qui lui confère plus d’ampleur (gros, petit, jeune, cf. Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, 2 ème édition, Paris, 1998, s.u, qui idique que petit crevé est attesté en 1667, sans plus de précision). Toute cette famille de mots dérive du verbe crever qui dérive du latin crepare, verbe expressif (à partir du radical onomatopéique) signifiant craquer, crever, fendre, éclater, péter (cf. Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots, 4 ème édition retirée et augmentée d’additions et de corrections par J. André., Paris, 2001, s.u. crepo,-are).
Qu’en est-il de la crevette ? Au sens propre, le nom de ce petit crustacé, est, selon le Robert, dictionnaire historique de la langue française, « la forme normando-picarde de chevrette..., d’ailleurs attestée au sens de crevette chez Rabelais (1552) » ; c’est dans le Quart Livre, ch. LX, (Bibliothèque de la Pléiade, texte établi et annoté par J. Boulenger, édition revue et complétée par L. Schéler, Paris, 1955, p. » , p. 706) que l’auteur donne la liste des offrandes que les Gastrolâtres offrent à leur dieu et
dans la liste des produits de la mer ou d’eau douce, entre homards et dards. Comme la chèvre en effet, la crevette se déplace, si on peut dire, par « sauts et gambades ». Remarquons que de nos jours encore, le mot chevrette signifie crevette en pays cadien, anciennement acadien, en Louisiane, où elle fait partie de nombreux plats de la cuisine cajun.
Au sens figuré, la crevette peut désigner une femme toute sèche, plate, un paquet d’os, si l’on en croit Zola, dans La joie de vivre : (p. 160 de l’édition électronique, sur le site en ligne « passion lettres « ) : « Regardez-la donc sur le sable, si l’on ne dirait pas une vraie crevette ! Sans doute que c’est loin, et qu’elle ne peut para tre d’ici large comme une tour. Mais, enfin, il faut au moins avoir l’air de quelque chose... Ah ! voilà monsieur Lazare qui la soulève, pour qu’elle ne mouille pas ses bottines. Il n’en a pas gros dans les bras, allez ! C’est vrai qu’il y a des hommes qui aiment les os... » Mais la « crevette humaine » peut aussi désigner une femme qui, gambadant et dansant, peut être considérée comme légère aussi de mœurs. On pense à la Môme Crevette, personnage de La dame de chez Maxim’s de Feydeau (pièce dont la première eut lieu en 1899) : danseuse au Moulin Rouge, la Môme Crevette est naturellement de mœurs aussi légères que ses sauts et le docteur Petypon, qui ne sait même plus comment il a fait sa connaissance, dans une soirée de débauche où il a été entraîné, est obligé de la faire passer pour son épouse. La pièce est ainsi fondée sur des quiproquos créés par la situation. Par ailleurs, comme la crevette a été parfois désignée par l’expression sauterelle de mer, la sauterelle elle- même a pu désigner des filles ou femmes bondissantes. La langouste ou la langoustine ont servi aussi pour désigner la femme dans la langue populaire (dans un des derniers fils où apparaît Raymond Bussières, il appelle sa femme « ma langoustine ».
En grec ancien, le féminin κᾱρίς, -ῖδος (karis, -idos), qui signifie crevette, apparaît chez des comiques doriens avec un vocalisme de la première syllabe ου ou bien ω. Il est probable que ce vocalisme soit dû au rapprochement populaire avec le nom de la jeune fille, en dorien κούρα ou κώρα (attique κόρη). C’est ce que laisseraient penser les deux vers du fragment 26 du mime Sophron sicilien du Ve siècle av. J.-C. (éd. Kaibel = 25 éd. Kassel-Austin = 25 Rusten- Cunningham = 25 Hordern) :
ἴδε καλᾶν κουρίδων, ἴδε καμμάρων, ἴδε φίλα· θᾶσαι μὰν ὡς ἐρυθραί τ’ ἐντὶ καὶ λειοτριχιῶσαι
« Vois ! Quelles belles crevettes Vois, quelles écrevisses ! Vois, ma chère ! »Admire donc comme elles sont rouges et douées de poils lisses ! »
Ce fragment nous a été transmis par Athénée de Naucratis (IIème –IIIème s.), auteur des Sophistes au dîner, qui introduit ces vers ainsi (livre 3, p. 106 D, voir aussi 7, p. 306) : Sophron a nommé les crevettes (καρῖδας, cf. grec moderne γαρίδα, plur. γαρίδες) dans ses mimes féminins ainsi... livre 3, p. 106). Voir l’article κᾱρίς du DÉLG et l’article de Chantraine, « Le fragment 26 de Sophron et les noms grecs de la crevette » dans la revue Maia, 15, 1963, p. 136-142. Les crevettes sont comparées à des jeunes filles, par jeu de mots entre le nom de la crevette en dorien dans la graphie ionienne κουρίς et le nom de la jeune fille en dorien fait penser à κούρη dans la graphie ionienne.
La langue populaire des hommes, qu’on dit familière ou argotique, a toujours eu toutes sortes de manières pour désigner les femmes, surtout de façon dépréciative, en les dénigrant toutes ou une seule en particulier. Les noms (féminins) d’animaux sont très couramment employés pour cette pratique. Nous nous sommes contenté ici de quelques exemples significatifs.
M. Casevitz