Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.
Quand presse la nécessité de raconter, dévoiler, décrire à brûle-pourpoint, dans une conversation, un exposé ou un entretien, un objet, une affaire, une situation ou un sentiment, on n’a pas le loisir de choisir le nom ou l’adjectif adéquat, alors on biaise, on ruse, on profère un mot sans signification précise, une sorte de « cheville » qui meuble et qui pallie l’ignorance ou l’incompétence, un mot qui parfois ne sort que pour le rythme, pour éviter le silence et laisser le temps de réfléchir à la réponse idoine.
Ainsi s’explique l’emploi actuellement répandu d’exclamatifs ponctuant régulièrement chez certains la parole, tels « voilà ! », le plus fréquent ces temps-ci, « hein ! », « euh ! » « tiens ! » (liste non exhaustive), ou encore « Écoutez ! » (mot absurde si l’on songe que le questionneur veut justement écouter une réponse !) ou « Sincèrement», mots courts qui disparaissent lors de la mise en forme écrite, car ils ne sont pas nécessaires pour donner un sens. De tels mots peuvent parfois apparaître comme de véritables tics.
Ainsi s’explique aussi l’emploi de noms vagues, qui n’informent pas précisément mais permettent de ne pas chercher le nom correct qu’on ne trouve pas encore, à l’étape de l’entretien où l’on se trouve : alors on parle d’un truc, d’un engin, d’un machin, d’une chose ou de quelque chose, d’une sorte de…
Mais le plus souvent, il s’agit de qualifier et ici on trouve un adjectif qui ne précise pas mais exprime l’importance extraordinaire du nom employé : souvent cet adjectif a eu un sens précis qui s’est émoussé avec son emploi mécanique et systématique. On a connu ainsi un temps où formidable signifiait « qui est à redouter, qui peut être craint », cf. le Trésor de la langue française informatisé [TLF], s.u. ; cet adjectif provient du latin formidabilis, attesté à partir d’Ovide et de Sénèque, dérivé de formido,-inis, « épouvantail », concret dans la langue des chasseurs , (cf. Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots, 4ème éd. Augmentée, Paris 2001 [DELL], s.u.), au sens abstrait « épouvante, effroi » : mot expressif ; d’où le verbe formido, as, are « s’épouvanter, redouter ». en français, l’adjectif, attesté à partir de la fin du 14ème siècle, a signifié à partir du 19ème « sensationnel, extraordinaire » et au 20ème les professeurs – les puristes ! - le pourchassaient encore quand ils le trouvaient employé usuellement au sens vague de « merveilleux, épatant , étonnant, etc.» Aujourd’hui, plus personne ne songe au sens de base : j’ai trouvé dans un faire-part publié dans la nécrologie du Carnet du Monde (daté du 27 novembre 2020, p. 25) : « La famille tient à remercier le docteur X et les formidables équipes de l’hôpital Y », et ces équipes ne sont évidemment pas à redouter…
Le même rôle est imparti aux adjectifs composés à premier terme négatif incroyable, inouï, invraisemblable, inoubliable ou à un adjectif comme impressionnant. Le premier, attesté depuis le 16ème s. (d’abord sous la forme increable) est composé du préfixe négatif in et de croyable « qui est à croire ou peut être cru », attesté depuis le 12ème (du verbe croire, ancien français, creire), signifie « impossible ou difficile à croire » : il ne dit rien sur la nature du mot ainsi déterminé, il laisse entendre de l’extraordinaire, du sensationnel, avant d’en savoir éventuellement plus précisément – quand on aura trouvé le mot juste, telle est la raison du mot qui pallie l’impuissance.
De même, inouï, attesté au 16ème siècle (sous la forme inoye), composé d’in et du participe passé du verbe ouir (descendant du participe passé passif latin du verbe audio,-is,- ire « entendre » auditus précédé de in > adjectif inauditus, employé en prose classique), laisse entendre d’abord la nouveauté du terme qualifié, puis est devenu, au 20ème siècle, synonyme d’inédit, extraordinaire, hors-normes, inimaginable.
Invraisemblable est connu depuis la deuxième moitié du 18ème siècle (vraisemblable l’est depuis le 14ème, calque du latin classique uerisimilis, employé depuis Cicéron et César) ; il signifie impossible à croire vrai, qui ne semble pas vrai d’où hors-normes, extravagant.
Inoubliable est attesté depuis le 19ème siècle (oubliable l’est depuis le 14ème) : il désigne ce ou celui, celle qui ne peut ou ne doit pas être oubliée.
Comme les précédents, l’adjectif impressionnant (participe présent du verbe impressionner, attesté depuis le 18ème siècle, employé comme adjectif depuis la fin du 19ème ) n’indique pas une précision qualifiant le déterminé, mais seulement que celui-ci est frappant, remarquable.
La liste de ces adjectifs n’est pas exhaustive, nous n’avons pas enregistré tous les mots qui servent à qualifier de façon vague ce qu’on ne peut ou ne veut pas préciser, ces mots qui sont un moyen de pallier une insuffisance qui sera ou non comblée ensuite dans le cours du récit ou d’une description, ou encore les mots qui sont comme des chevilles ou des respirations rythmant la phrase, qu’elle soit prononcée ou écrite. Ajoutons que, dans l’incapacité de trouver instantanément un mot suffisamment expressif pour exprimer l’étonnement, l’admiration ou la gêne, on emploie des mots à sens superlatif, ce qui est très évident dans le langage des jeunes, où abondent hyper, super, méga, et, plus à la mode actuelle, géant, du lourd, de ouf…