Tous les mois, Michel Casevitz (professeur émérite de philologie grecque) traite d’une étymologie susceptible de présenter un intérêt méthodologique pour saisir le véritable sens d’un mot français ou en rectifier l’étymologie généralement admise.
Nous sommes, en France, à quelques mois d’une élection considérée comme la plus importante ; plus précisément, la campagne électorale[1] n’étant pas encore officiellement ouverte, nous sommes en pré-campagne[2] électorale. Pendant cette période, les partis ou les candidats développent divers moyens de propagande pour attirer, séduire et passionner les électeurs. Sans qu’on soit dans le cadre bien précisément défini de la campagne, on voit se multiplier les émissions de radio et de télévision où les futurs candidats se révèlent, seuls ou en groupe, les journaux abondent en débats et en analyses, on parle des programmes, des budgets prévus, des réformes et de leur chronologie. Dans la rue, outre les affiches, les réclames[3] et les slogans[4], ce sont les distributions de tracts, de prospectus, et autres flyers, qui encombrent souvent les corbeilles publiques. Tous les outils de la propagande politique, qui ressemble à ceux de la publicité marchande, sont déjà utilisés.
Une campagne c’est un espace, celui que parcourt en tous sens le chasseur pour dénicher le gibier (il bat la campagne), c’est le lieu où l’armée va pour combattre (elle part en campagne), c’est l’activité intense et limitée pour un résultat à obtenir ou pour une cause à répandre et à soutenir, à populariser, militaire, commerciale ou politique[5]. Au sens d’espace, campagne est attesté depuis le XVIe siècle ; au sens de terrain où l’armée combat, et au sens d’expédition militaire, le mot est attesté un peu plus tard. C’est au premier tiers du XIXe siècle que l’expression plan de campagne apparaît, en même temps que la campagne parlementaire (dans Lucien Leuwen de Stendhal). Le mot a éliminé l’ancien français champa(i)gne, provenant du bas latin campania « plaine, campagne », pluriel neutre de l’adjectif bas latin campaneus « de la campagne[6]. »
Dans la campagne électorale – ou dans la pré-campagne hors de l’ouverture officielle de la campagne -, on utilise beaucoup les outils qui servent à la propagande. Le mot provient du latin ecclésiastique : la Congregatio de propaganda fide « congrégation pour propager la foi » fut fondée en 1622 et on l’appela en latin Propaganda ; elle apparaît francisée à la fin du XVIIe siècle. Propagande désigne à la fin du siècle suivant « une association qui vise à défendre une opinion ou une doctrine (surtout politique) » (Condorcet, cité dans le TLF s. u.) et s’emploie surtout pour une action employant tous les moyens d’informations pour favoriser ou faire triompher une idée, une doctrine, un candidat. Le verbe propager descend du latin propagare, verbe du vocabulaire agricole « multiplier par bouture, provigner » (Caton, Pline l’Ancien) d’où au sens figuré « perpétuer, faire durer, prolonger l’existence » (cf. l’article pango,-is, pangere, pepigi, pactum dans Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, histoire des mots [DELL], Paris, 4e éd. révisée, 2001 ; et cf. le Gaffiot, Dictionnaire latin-français, s.u propago,- as, are et s.u. propago,-inis fém. « provin, marcotte, bouture » et au figuré « rejeton,race, lignée. »
Le tract est un texte, court en général, distribué à beaucoup d’exemplaires à la main, collé aux murs, ou jeté d’une auto ou d’un avion, pour diffuser une information, une publicité (qu’il s’agisse de religion, de politique ou de produit). Le mot, attesté depuis le XIXe siècle, est emprunté à l’anglais tract, mot désignant dès le XVe siècle « un traité, un texte traitant d’un sujet » puis (dès la fin du XVIIIe siècle) un court écrit « sur un sujet religieux, politique ou autre » (TLF s.u. tract), qu’on distribue au public. Le verbe tracter, intransitif - distinct du verbe usuel signifiant « tirer », est nouveau et signifie « distribuer des tracts. Le mot tract lui-même, doit provenir de l’abréviation du latin tractatus « traité, discussion d’un sujet » (Pline l’Ancien, Digeste).
Le prospectus est à l’origine une brochure imprimée avant la sortie d’un livre ou d’un périodique, destinée à informer sur la parution prochaine ; plus particulièrement, c’est une courte annonce publicitaire pour un produit à consommer couramment ou à adopter (en politique, le candidat comme un produit à faire adopter). Le mot est attesté depuis le XVIIIe siècle. Il est emprunté au latin prospectus, -us, masc. « action de voir loin » ; dans le vocabulaire de la publicité, un prospect est un client potentiel (emploi au XXe siècle). À noter que le français du Québec emploie aussi pamphlet au sens du français prospectus. Quant aux flyers, ces « feuilles volantes », ils sont typiques de ces mots que les initiés aiment employer sans qu’ils soient nécessaires...
Longtemps, avant les outils informatiques, on a utilisé pour distribuer couramment les textes à diffuser rapidement les ronéos (mot attesté dès le début du XXe siècle en anglais), mot attesté en français vers 1920. Les ronéos reproduisaient les textes composés à la machine à écrire sur des stencils (mot attesté depuis le début du XXe siècle), mot emprunté à l’anglais stencil « feuille où des perforations permettent la reproduction de motifs colorés », dérivé du verbe to stencil « orner de couleurs vives ou de métaux précieux, dériver de l’ancien français estanceler, estenceler cf. étinceler) » (TLF s.u. stencil).
Comme on voit, une grande partie de notre vocabulaire politique provient du latin via l’anglais[7] et ne se distingue guère du vocabulaire de la publicité commerciale, dont les moyens sont à une échelle de plus en plus comparable.
© Les Belles Lettres 2021
[1] « Ensemble des opérations de propagande qui précèdent une élection ou un référendum » (Lexique des termes juridiques, Paris, 1971, 21e éd., 2014, p. 137.
[2] Le préfixe pré- est issu du préfixe latin prae-, préposition prae, « avant, devant » qui exprime l’antériorité, temporelle et parfois spatiale, et qui s’oppose à post- ; pré- est parfois en concurrence avec pro-.
[3] La réclame (variante de l’ancien français reclain « rappel », mot attesté dès le XVIIe siècle) désigne dès le XIXe siècle, une annonce publicitaire vantant un produit ou une personne.
[4] Le slogan, mot emprunté au XIXe siècle à l’anglais slogan, à l’origine cri de guerre d’un clan écossais, est un mot d’ordre, une devise de groupe, d’où un court message publicitaire.
[5] Voir l’article détaillé du Trésor de la langue française informatisé [TLF].
[6] Cf. le TLF, s.u. champagne (féminin).
[7] Voir en ligne l’article récent de S. Blais, « Le vocabulaire des élections », Québec français, 121, 2001, p. 102-103. https://www.erudit.org/en/journals/qf/2001-n121-qf1195159/55981ac.pdf